Regarder un documentaire intitulé Hospital lorsqu’on est confiné chez soi en pleine pandémie, voilà qui peut sembler légèrement masochiste. C’est pourtant un moment particulièrement adéquat pour réfléchir à ce qu’on attend de l’hôpital public et tenter de se représenter ce que vivent au jour le jour les femmes et les hommes qui y travaillent. Réalisé à Harlem en 1969 par Frederick Wiseman, Hospital continue de nous éclairer sur le sujet tout en constituant une leçon de cinéma documentaire.
L’idée de s’asseoir devant sa télé pour regarder un film sur les hôpitaux, alors que ces derniers sont en surchauffe suite aux attaques combinées d’un méchant virus et de politiques irresponsables, peut sembler un peu anxiogène. On aurait pourtant pu pousser le vice à revisionner Burning Out, l’excellent et effrayant documentaire de Jérôme Le Maire sur le bloc opératoire de l’hôpital Saint-Louis, pour se rappeler, si besoin était, quelles sont les politiques qui ont cours dans le domaine de la santé et quels sont leurs effets sur le personnel soignant. L’hôpital français n’a pas attendu le Covid-19 pour flancher, et le film de Le Maire est un indispensable témoignage sur la vie d’un hôpital en temps de crise. Découvrir celui que Frederick Wiseman a tourné dans un hôpital new-yorkais il y a cinquante ans n’est pas moins intéressant, tant il donne à voir, sans artifice, le quotidien d’un hôpital, en temps « normal », dans un pays développé.
Les temps ne sont pas les mêmes, et le système de santé américain réserve quelques scènes qui nous paraissent ahurissantes, comme cette femme sourde et diabétique déclarant qu’elle ne veut pas être à la charge du gouvernement et qu’il faut se contenter de tenir aussi longtemps que possible, des propos qui auraient enchanté certaines personnalités politiques il y a encore quelques semaines. Pour le reste, ce qui se passait là-bas, à cette époque, pourrait fort bien se passer ici, aujourd’hui. Ainsi de ce vieil homme, diabétique lui aussi, craignant d’avoir un cancer, évoquant difficilement des problèmes très intimes, en pleurs devant l’infirmière qui le rassure sans l’infantiliser, lui disant qu’elle doit tout savoir pour pouvoir le guérir. Ainsi de cet enfant, certes indemne après une chute par la fenêtre, qu’une infirmière ne souhaite pas renvoyer chez sa grand-mère alcoolique. Ainsi de ce psychiatre, en pleine bataille téléphonique avec les services sociaux qui refusent d’aider un jeune prostitué mineur, travesti, noir et abandonné par sa mère. Ainsi de ce jeune étudiant, drogué à son insu, répétant en boucle qu’il ne veut pas mourir, jusqu’à ce que l’ipéca fasse son effet et qu’il vomisse plus que ce qui semblerait humainement possible. Ainsi de cet homme, la gorge en sang après une attaque au couteau, et de sa femme à son chevet qui lui tient la main
On pourrait continuer longtemps cet inventaire, comme toujours chez Wiseman lorsque l’accumulation de cas particuliers aboutit à une représentation fidèle de l’institution qu’il est venu filmer. Des situations sordides qui, pourtant, mettent moins mal à l’aise que ce qu’on pourrait croire. Le personnel soignant y est pour beaucoup : on ne peut qu’admirer leur compétence médicale, leur diplomatie, leur capacité à garder leur sang-froid, malgré les patients difficiles, malgré les problèmes d’organisation internes ou externes à l’hôpital, malgré l’afflux de drames. Wiseman, qui ne verse jamais dans l’angélisme, ne les filme pourtant pas en héros, mais en tant que professionnels tout à leur travail, en tant que fonctionnaires faisant tourner la machine de l’hôpital public.
Le film échappe également au voyeurisme par le regard de Wiseman. L’empathie qu’il manifeste dans ses films, notamment les plus sociaux, est toujours en équilibre avec une certaine distance, qui se manifeste aussi bien par la taille de son équipe, réduite au maximum, que par l’absence de commentaire et d’entretien. Malgré la violence de certaines scènes, le spectateur n’a jamais l’impression d’être là où il ne devrait pas être. A aucun moment Wiseman ne peut être suspecté de voler un moment d’intimité aux personnes qu’il filme. Sa manière de faire des films, de tourner sa caméra sur des individus et de les traiter tous sur un pied d’égalité, chacun étant une pièce du puzzle complexe que constitue le film achevé, n’est finalement pas très éloignée de celle que le personnel hospitalier met en œuvre au jour le jour, lorsqu’on lui en donne les moyens.
Wiseman montre simplement la réalité de l’hôpital, de manière crue, sans idéalisation ni fausse pudeur. On ne peut que comparer l’image que renvoient Hospital et d’autres films du même acabit (songeons aux Urgences de Raymond Depardon) avec celles, largement fantasmées, véhiculées par les séries médicales qui pullulent à la télévision depuis une trentaine d’années, tandis que l’idéologie néolibérale s’imposait partout, et notamment à l’hôpital. La mise en relation de ce type de productions télévisuelles avec ces politiques visant à faire de l’hôpital une entreprise comme une autre nécessiterait sans doute une étude plus poussée qu’un jugement au doigt mouillé, mais peut-être que d’autres regards sur ce lieu, qu’on connaît finalement très mal avant d’y être confronté, auraient permis à beaucoup de personnes de prendre conscience de l’ampleur du problème avant qu’une catastrophe sanitaire ne le mette sous les projecteurs. Il va falloir très vite penser à l’avenir, et changer de regard, ou même parfois apprendre à regarder. Cela vaut pour les métiers de l’audiovisuel (fiction, documentaire, reportage télé…) comme pour les citoyens-spectateurs. Dans les deux cas, les films de Frederick Wiseman sont des phares dont on aurait tort de se priver de la lumière.