Au Nicaragua, à la veille d’une élection majeure, en un climat de mousson et de pré-guerre civile, une jeune journaliste américaine, belle comme une lune d’été, rencontre un jeune anglais, beau comme un nuage sur une côte verdoyante. A travers cette histoire d’amour, Claire Denis raconte l’impossibilité d’aimer, l’irrémédiable solitude et l’effondrement du monde moderne. Un grand film, désespéré et vital à la fois, sans illusion et cependant acharné à capter la bonté et la beauté des êtres.
Trish (Margaret Quailey) est coincée au Nicaragua. Son passeport a été confisqué en raison d’un article, on l’apprendra plus tard, dénonçant des crimes politiques. En attendant, elle troque ses charmes contre sa sécurité à un officier de l’armée nicaraguayenne qui « bande dur » et, contre l’espoir de partir, à un vice-premier ministre « qui bande mou ». Pour quelques dollars, elle se vend encore aux étrangers de passage.
La mise en scène de Claire Denis nous plonge dès les premiers instants dans l’immense solitude de cette jeune femme, solitude teinté d’un danger diffus. Les rues de Managua sont quasi vides, partout des hommes en treillis armés ; nous sommes, qui plus est, en pleine pandémie. Aucune rencontre humaine ne semble possible. Trish erre dans ce purgatoire, cachant son inquiétude et sa fragilité sous une aisance effrontée, entre étreinte mécanique (quasi imposée) avec l’officier de l’armée nicaraguayenne et rasades de rhum à répétition.
Un soir, au bar de l’hôtel intercontinental, elle rencontre Daniel (Joe Alwyn), un homme d’affaire mystérieux. Si leur nuit d’amour est tarifée, elle n’en reste pas moins ardente. Il y a du don et de la gratuité finalement au creux de cette prostitution ; il y a là, peut-être, quelque chose comme une relation possible, enfin.
Dès la deuxième rencontre, l’action commence. Daniel est recherché pour on ne sait quelles raisons politico-industrielles obscures. Trish et lui se cache dans le motel miteux où elle vit, avant de fuir vers la frontière costaricaine.
Ce pourrait être un thriller d’espionnage, mais Claire Denis s’emploie savamment à en mépriser tous les codes pour nous offrir une œuvre crépusculaire et gracieuse qui vous laisse dans un état de flottement sublime plusieurs heures encore après son visionnage.
Alors qu’habituellement un thriller d’espionnage alterne entre des phases de tensions dramatiques et des moments suspendus, moments généralement propice au développement d’une histoire d’amour, ici, dans Stars at noon, à la faveur d’un rythme continue, monotone, le dramatique et le suspendu s’entremêlent. On pense à ces romans de Dostoievski où les personnages, pris toujours dans quelque urgence, prenne néanmoins le temps d’avoir de longues discussions métaphysiques. Dans ce film, une menace plane perpétuellement sur ces deux corps, et ceux-là, presque comme si de rien n’était, s’attarde cependant à se regarder, à se toucher, à se désirer. Mais l’obstacle est autant intérieur qu’extérieur. Ces baisers toujours plus tendres et profonds couvent en eux-mêmes une essentielle précarité : ils sont trop brûlant pour ne pas accuser le sentiment lancinant de perdition qui habite les deux personnages. Il apparaît très tôt, assez clairement, que tout cela finira mal, et que non, le contraire serait niaiserie, l’amour n’est pas plus fort que tout.
Il s’agit de fuir, de s’échapper d’un labyrinthe politique, mais surtout de s’échapper de soi pour rejoindre l’autre. Les corps, dans leur fébrilité, disent cette recherche et ce besoin de l’autre comme d’un ailleurs. Plusieurs fois, Trish croit avoir perdu Daniel, et s’effondre en larmes avant que celui-ci ne réapparaisse presque aussitôt. On voit, à un autre moment, Daniel s’emparer d’un objet de Trish, un sac, en son absence, et le respirer avidement pour apaiser son angoisse.
L’aime-t-elle, ou n’est-il qu’un moyen d’échapper à sa solitude et de quitter ce purgatoire ; l’aime-t-il, ou n’est-elle que la dernière consolation du condamné à mort ? Une impression nous étreint : celle de voir deux êtres tenter de conjurer la mort et les enfers par l’amour, et d’éprouver l’inévitable échec et la naïveté de cette tentative.
Vouloir sortir de ces labyrinthes du royaume des morts serait louables si les moyens mis en œuvre n’était aussi absurdes et désespérés. Ils fuient vers la frontières costaricaines alors qu’ils sont justement poursuivis par la police costaricaine. Ils se cherchent dans le contact rapproché de leur peau mais sont incapables de s’ouvrir leur âme par une parole qui ne soit ou condescendante ou voilée ou arrachée par la peur et le désir. L’impression de confusion et de fatalité est magistralement rendue par une intrigue pratiquement incompréhensible, et somme toute très secondaire, ainsi que par ce découpage, très typique des films de Claire Denis, découpage qui, quasi sans interruption, va de corps en corps, de visage en visage, en multipliant les angles, sans nous permettre de jamais bien saisir l’espace dans lequel s’inscrive ces corps. Le cinéma de Claire Denis est fait de faux-raccords affectifs et d’espace à la fois confiné et éclaté. On ne sait jamais vraiment où on est ; on ne sait jamais vraiment ce que veulent et ressentent les personnages. Ce sont des mystères que sa mise en scène dispose tout en s’employant à les résoudre. Denis, dont le style cinématographique rappelle le style littéraire de Virginia Woolf, style fragmentée, sépulcrale, à la narration obscure, interroge son histoire plus qu’elle ne la raconte.
Tour à tour passion absolue et instrumentalisation de l’autre, tendresse poignante et jeux de pouvoir, les rapports de Trish et Daniel restent incertains, entre le sacrifice de soi et la trahison. Voici le vrai suspens de ce faux thriller : de quel côté tombera cet amour ?
Si Claire Denis semble mettre peu d’espoir dans l’humanité, la manière dont elle chasse, au cœur de l’effondrement politique et moral de nos sociétés modernes, quelques troués de lumière, la bonté, le don, même inaccompli, la tentative de communion dans l’union équivoque des corps, vient paradoxalement nous serrer le cœur de gratitude pour la vie et pour autrui, pour ce que l’on en reçoit, aussi imparfait, aussi insatisfaisant soit-il.
Il y a une tendresse assez solide qui demeure au cœur de toutes ces relations impossibles, une espérance bizarre dans ce désespoir de damné. A l’officier de l’armée nicaraguayenne, dont on peut dire qu’il n’a fait que se servir de Trish et de sa détresse pour sa satisfaction sexuelle égoïste, Trish, tout à la fin, dit : « En un sens, tu as été bon pour moi. » Ne plus vouloir voir que le bon côté des êtres, c’est sans doute ainsi que l’on sort du Purgatoire.
Bande-annonce : Stars at Noon
Fiche Technique : Stars at Noon
Réalisation : Claire Denis
Scénario : Claire Denis, Andrew Litvack et Léa Mysius, d’après le roman Des étoiles à midi de Denis Johnson
Photographie : Éric Gautier
Son : Jean-Paul Mugel
Montage : Guy Lecorne
Costumes : Judy Shrewsbury
Décors : Arnaud de Moleron
Musique : Tindersticks
Production : Olivier Delbosc
Société de production : Curiosa Films, en coproduction avec Arte France Cinéma et Ad Vitam, avec la participation de Canal+, Arte France et Ciné+
Société de distribution : Ad Vitam Distribution (France)
Pays de production : Drapeau de la France France
Genre : drame, romance, thriller
Dates de sortie :
France : 25 mai 2022 (Festival de Cannes), 14 juin 2023 (en salles)