Palme d’or au Festival de Cannes 2022, Sans filtre de Ruben Östlund nous embarque sur un yacht de luxe dans une comédie satirique, étonnante et percutante. Sur le pont, de riches vacanciers côtoient un équipage prêt à tout pour les satisfaire, jusqu’à ce qu’une étrange tempête s’annonce…
Cinq ans après The square, allégorie sidérante du monde de l’art contemporain, Ruben Östlund poursuit dans Sans filtre son exploration sociologique du comportement humain. En quittant l’univers étouffant du musée étriqué pour le faste outrancier de la croisière de luxe, le réalisateur suédois change de cadre mais conserve son propos très auto-dérisoire sur les classes aisées. En fin observateur, il brosse un tableau composé de multiples individus obsédés par l’apparence, le pouvoir et l’argent, au sein d’un cadre doré où l’amour et l’économie ne font qu’un. Grâce à cette deuxième Palme d’Or, Ruben Östlund se hisse à la hauteur de Francis Ford Coppola, Emir Kusturica, Jean-Pierre et Luc Dardenne, Michael Haneke, ou encore Ken Loach.
Sabordage du luxe débridé
Sans filtre se compose de trois parties, presque théâtrales, distinctes par leur unité de temps et de lieu. Si l’on rencontre progressivement de nouveaux personnages, le film présente en fil rouge la relation tumultueuse entre Carl et Yaya, un couple de mannequin et d’influenceur. La première partie présente les bases de leur amour, entre fascination et disputes aussi futiles qu’inopinées sur des partages d’additions. Pourquoi Carl devrait toujours payer alors que Yaya gagne plus que lui ? A travers leurs métiers respectifs, Ruben Östlund dénonce aussi la société de l’apparence. Le mannequin comme l’influenceur se construisent en effet uniquement sur leur image, physique et publique, auprès de leurs followers. Une petite mise en bouche, parfois un peu longue, qui nous ouvre l’appétit pour le plat principal, bien plus difficile à digérer.
C’est à l’occasion d’une croisière de luxe, offerte à Yaya, que le vrai repas commence. La galerie de personnages secondaires, fantasques et désopilants, s’avère particulièrement savoureuse. Les voyageurs affichent leurs fortunes par leurs tenues, leurs manières, et profitent d’un équipage prêt à répondre à tous leurs désirs. Ils révèlent alors leur individualisme, leur égoïsme, et usent avec plaisir de leur pouvoir jusqu’à commander aux hôtesses de se baigner pendant leurs services. Pour autant, Ruben Östlund ne tombe heureusement pas dans le piège de la caricature. Les individus fortunés ne sont pas tous des monstres sans cœur. En témoignent notamment un attachant couple de vieux Anglais, toujours polis et attentionnés, qui ont tragiquement bâti leur richesse en commercialisant des mines et des grenades.
Le clou du spectacle demeure le mémorable dîner de gala, servi en la présence du mystérieux capitaine enfermé dans sa cabine depuis des jours. Moment de basculement un peu tarantinesque du film, il justifie la version française du titre Sans filtre en nous servant une pure scène de déchaînement. Inattendue et hilarante, cette séquence secoue d’un raz-de-marée le jeu de convenances et d’apparence d’une caste aisée à la dérive.
A l’abordage de la lutte des classes
A travers son récit et ses personnages, Sans filtre propose une allégorie intéressante de la lutte des classes. Le sujet est d’ailleurs directement évoqué lorsque le commandant marxiste, ivre, commence à lire des passages du manifeste du parti communiste. Sur le yacht, le monde de l’équipage, pauvre et avide, s’oppose à celui des riches voyageurs vivant dans le luxe. Les hôtesses, comme les serveurs et les femmes de ménage s’apparentent presque à des esclaves qui n’ont pas le droit de dire « non ».
Mais l’ordre des classes s’inverse avec celui des priorités. Lorsqu’il s’agit de réaliser des tâches vitales, plus simples mais élémentaires telles qu’un banal feu de bois, le pouvoir de l’argent et l’influence de la classe sociale n’ont plus aucune importance. Le courage, la compétence, l’adresse, au détriment du rang et de l’apparence, remplacent les valeurs essentielles pour s’élever dans la société. Tout l’art de Ruben Östlund consiste à exposer une réalité, certes cynique, mais non déformée au profit d’une classe ou d’une autre. Les plus démunis ne sont donc ni plus gentils, ni plus attachants, que les fortunés. En cherchant à grimper les échelons de la société par tous les moyens, et en tirant satisfaction du peu de pouvoirs obtenus, ils se montrent finalement aussi voraces et froids que les plus aisés.
Allégorie politique, comédie satirique, drame jouissif, Sans filtre compose une œuvre d’auteur intelligente, certainement plus accessible que The square. Si la croisière ne s’amuse pas très longtemps, elle s’arrose sans la moindre retenue pour notre plus grand plaisir. Malgré un démarrage un peu long, lorsque le moteur s’enflamme, on ne regrette pas cet odyssée déroutante sur un yacht de tous les périls.
Sans filtre – Bande-annonce
Sans filtre – Fiche technique
Réalisation : Ruben Ostlund
Scénario : Ruben Ostlund
Casting : Harris Dickinson, Charlbi Dean Kriek, Dolly De Leon, Zlatko Buric, Iris Berben, Vicki Berlin, Henrik Dorsin, Woody Harrelson…
Photographie : Fredrik Wenzel
Montage : Mikel Cee Karlsson
Production : The Coproduction Office, Plattform Produktion, 30WEST
Distribution : Bac Films
Durée : 2h29
Genre : Drame/Comédie
Suède, France, Royaume-Uni, Allemagne – 2022