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L’Autre Laurens : double asymétrie

Jérémy Chommanivong Responsable Cinéma

Claude Schmitz laisse les planches du théâtre derrière lui pour se pencher sur sa cinéphilie, notamment sur ce qu’il a gardé des œuvres d’outre-Atlantique de son enfance. Avec L’Autre Laurens, présenté à la Quinzaine des cinéastes de Cannes 2023, il exploite un filon qui ne le mène pas nécessairement à la fortune, mais lui permet de bâtir une belle passerelle entre plusieurs genres. Dans une cohérence insoupçonnable et un humour tout aussi improbable.

Synopsis : Gabriel Laurens est un détective privé un peu las, spécialisé dans les affaires conjugales. Lorsque sa nièce Jade déboule dans sa vie pour lui demander d’enquêter sur la mort de son père, frère jumeau de Gabriel, ce dernier voit resurgir des souvenirs qu’il pensait enfouis pour toujours. Confronté aux fantômes de son passé, le détective bascule dans une étrange enquête mêlant faux-semblants, fantasmes et trafic de stupéfiants.

Un apparat de western contemporain, une traditionnelle série B d’action, un film noir puis une comédie mordante par endroits, Claude Schmitz ne craint pas le mélange des genres. Grâce à une mise en scène maîtrisée, il parvient cependant à tirer quelque chose de cette schizophrénie qui en assommerait plus d’un. Avec Braquer Poitiers et Lucie perd son cheval dans sa carrière de cinéaste, le metteur en scène belge trouve le moyen de faire cohabiter plusieurs tons. Si le résultat est encore imparfait, l’intention est séduisante.

Gemini Man

Les temps sont durs pour Gabriel Laurens, un détective privé sur la paille qui coure après les adultères. Dans sa vie sans attache, voilà que débarque Jade, fille de son défunt frère jumeau François. Cette nouvelle ne le bouleverse en rien, mais sa situation financière le pousse à raccompagner sa nièce jusqu’à Perpignan, en laissant derrière lui sa vie monotone à Bruxelles. Olivier Rabourdin offre son physique et prête son humeur dépressive à son personnage, fraichement endeuillé par la mort de sa mère. Ce dernier traverse le récit avec une présence admirable et trop rare pour qu’on le note. Et à notre grande surprise, Louise Leroy, costumée à l’effigie de Brigitte Bardot (ou bien est-ce une heureuse coïncidence ?), devient la révélation d’un projet atypique. Située quelque part entre une innocente adolescente et une femme fatale, elle crève l’écran à chaque intervention, que ce soit en duo avec son oncle désorienté ou bien confrontée avec les drôles de lascars qui peuplent les abords du massif des Pyrénées.

Si on ne nous situait pas littéralement le lieu, on pourrait bien ne pas le reconnaître. L’ouverture nous trompe presque avec un décor et un assortiment de personnages qui évoquent le Mexique. Il s’agit en réalité de la frontière espagnole, bien que l’observation précédente ne soit pas fortuite car l’indétermination de l’endroit perdure. Nos protagonistes atterrissent dans ce qui semble être la façade de la Maison-Blanche. Le Château de Rastignac constitue donc le repaire parfait de l’autre Laurens, dont le sens de la démesure vaut bien son orgueil. Ce François est tout l’opposé de son frère détective, ramolli par la vie. Ou peut-être qu’un événement particulier a tout bouleversé ? Y a-t-il deux visages d’une Amérique, avant et après un deuil national ?

Un regard asymétrique

11 septembre 2001. L’effondrement des deux tours jumelles coïncide avec la séparation des frères. Pour Claude Schmitz, il s’agit d’une « double émasculation, comme la révélation littérale d’une impuissance ». L’impuissance de quoi ? Celle de la paternité et du patriarcat, par extension symbolique. Lorsque Jade fait appelle à Gabriel, ne serait-ce pas pour renouer inconsciemment avec le fantôme de son père ? Quant à Gabriel, doit-il renoncer à la famille qui lui a toujours manqué ? Ce dernier tente désespérément de rattraper son double et se faufile peu à peu dans l’univers et la peau de son frère, celui d’un playboy excentrique, qui ne roulait certainement pas en voiture d’occasion et encore moins avec le réservoir vide. Il devient la créature qu’il a haït ces dernières années, mais cette soudaine métamorphose a un coût. La trajectoire de Gabriel a beau être tracée, la photographie de Florian Berutti nous envoute malgré tout et les partitions électroniques de Thomas Turine alimentent la vibe seventies qui plane sur les routes du sud.

Tout le monde court après l’argent dans cette périlleuse entreprise. Une belle-mère cupide (Kate Moran), des bikers xénophobes et un duo de flics tels Dupond et Dupont, tous ces archétypes servent le deuil et la reconstruction de Jade. Elle aussi doit questionner son rapport aux hommes qui l’ont élevée, aux hommes qui l’ont couvée. C’est avec un immense plaisir que Claude Schmitz prend à contrepied son parcours. Cela s’affirme dans la caractérisation des personnages et dans l’écriture de l’intrigue, plus ingénieuse qu’on le perçoit au premier abord. Dans son dénouement, le cinéaste donne de la hauteur à ses héros sur le désert qui a autrefois servi au tournage de nombreux western spaghetti. Encore une fois, on navigue à la jonction de la réalité et de la fiction, comme un hommage aux genres cités plus haut. Et parfois, il est nécessaire d’abandonner les deux pour tourner la page. C’est d’ailleurs ce que l’on souhaite à Schmitz, qui tient dorénavant les rênes d’un cinéma bien à lui.

L’Autre Laurens évoque ainsi les limites et les dérives de la paternité dans un pseudo road trip à la frontière catalane. Le cinéaste bouscule également les codes du polar afin de trouver un tempo burlesque assez improbable dans un univers de gangsters. Avec un duo triomphant et un style accrocheur, Claude Schmitz parvient au résultat escompté lorsque l’on arrive à peine à faire la distinction entre les morts et les vivants. Un plaisir qui ne se refuse pas.

Bande-annonce : L’Autre Laurens

Fiche technique : L’Autre Laurens

Réalisation : Claude Schmitz
Scénario : Claude Schmitz, Kostia Testut
Image : Florian Berutti
Son : Thomas Berliner
Décors : Mathieu Buffler
Montage : Marie Beaune
Musique : Thomas Turine
Production : Wrong Men, Chevaldeuxtroix
Pays de production : Belgique, France
Distribution France : Arizona Distribution
Durée : 1h57
Genre : Policier, Thriller
Date de sortie : 4 octobre 2023

L’Autre Laurens : double asymétrie
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Responsable Cinéma