Fiction intimiste et carcérale, le film, Ariaferma de Di Costanzo se révèle pourtant être une puissante méditation sur la possibilité à la marge d’une communauté par-delà les limites sociales.
Si regarder un film consiste à regarder un regard, le dispositif scopique du cinéma est ici doublé dans l’étalement quasi-théâtral de la dramaturgie : tout se passe dans la rotonde centrale d’une ancienne prison désaffectée sarde, vétuste, aux murs décrépis. Les détenus y doivent être constamment sous les yeux des quelques gardiens dont le nombre réduit suscite chez eux la peur omniprésente d’un débordement venant entamer et délégitimer leur responsabilité. Panoptique à la Foucault oblige, dans ce drame carcéral, c’est le jeu de regards qui dit plus que les dialogues et conduit l’action.
A la faveur d’une réduction de budget, la prison où ce petit groupe de détenus est enfermé va fermer définitivement ses portes mais des déboires administratifs et bureaucratiques sont venus empêcher leur transfert pour le moment. C’est dans cet entre-deux ouvert par les failles de la bureaucratie que tout un drame peut se jouer. Le plus gradé des gardiens, Gargiulo (Toni Servilio) se retrouve à donner les ordres mais surtout à endosser la responsabilité des douze détenus qui attendent leur transfert, et dont les droits par la force des choses se retrouvent émiettés dans une situation mi-flegmatique, mi-explosive que seule la transition est censée rendre soutenable. Tout micro-événement devient dès lors l’occasion peut-être, d’une rébellion ou d’une domination côté détenus, et d’un casse-tête organisationnel côté gardiens. Emerge alors rapidement Lagioia (Silvio Orlando), peut-être un ancien parrain, en tout cas désormais nouveau leader des prisonniers, qui ne cesse d’opposer au respect scrupuleux du règlement des gardiens, d’habiles tentatives de négocier des conforts et libertés supplémentaires autorisées par cet entre-deux exceptionnel.
A partir de cette situation conflictuelle simple, au centre d’un cercle d’où toutes les cellules sont visibles, le film s’échine à détricoter cette logique binaire pour faire surgir de véritables personnages touchants, des moments de grâce communautaire qui font s’évanouir les rôles bien établis de l’espace social.
Lorsque le personnage de Toni Servilio répond à Lagioia que c’est lui qui est en prison, non le gardien, les faux-semblants de la société effacent l’amertume toute spirituelle de cette répartie glacée. Le gardien est lui aussi dans une case sociale, froide comme une cellule – on apprendra d’ailleurs que sa supériorité d’homme libre n’est que l’envers de sa condition sociale de fils du coiffeur du village, dont se moque Lagioia alors privé de sa liberté mais jadis surélevé par son métier et sa fonction de criminel au sein de la petite communauté sarde. Mais ces réflexions profondes ne sont abordées qu’au détour d’une réplique, d’un plan ou d’une expression faciale qui vient complexifier un jeu souvent très juste mais sans fioritures.
L’important, ce qui se dévoile peu à peu sous les regards, ce sont ces moments de convivialité qui font communauté comme le repas entre détenus autour de plats cuisinés faits maison et auquel certains gardiens acceptent de se joindre, transgressant quelques règles qui sont finalement sans importance surtout face à cette familiarité retrouvée. L’occasion pour Di Costanzo, qui a fait ses armes dans le documentaire, de donner plus d’ampleur à ses scènes et à ses personnages dans la longueur des scènes et la valeur des plans – plus larges, tout en les laissant se déplier à mesure que le temps de la détention laisse place à du lien social qui se tisse sous nos yeux. Ainsi, c’est autour de la confection des repas – nous sommes bien en Italie – que les matons baissent la garde, et les prisonniers se calment et deviennent des amis jusqu’à un moment improbable où le repas est pris ensemble, toujours dans cette rotonde mais chacun assis à la même table, se regardant mutuellement comme des convives.
Peut-être parce qu’au sein d’une société si peu inclusive dont la prison est le symbole par excellence, ce n’est que dans le cas d’une subversion exceptionnelle qu’on peut trouver le terrain d’une utopie (ou plutôt d’une hétérotopie pour rester sur le terrain foucaldien) véritablement émancipatrice.
Rejeton de ces deux genres bien italiens que sont le drame social et la comédie all’italiana, Ariaferma hérite du premier l’étude fine des rôles au sein de la société, et du second l’amertume finale des situations limites qui donnent pourtant à réfléchir – et à s’attendrir.
Ariaferma : fiche technique
Réalisation : Leonardo Di Costanzo
Scénario : Leonardo Di Costanzo, Bruno Oliviero, Valia Santella
Interprétation : Toni Servillo (Gaetano Gargiuolo), Silvio Orlando (Carmine Lagioia), Fabrizio Ferracane (Franco Coletti)…
Image : Luca Bigazzi
Montage : Carlotta Cristiani
Production : Tempesta, Amka Films Productions, Vision Distribution, Rai Cinema, RSI-Radiotelevisione Svizzera
Distributeur : Survivance
Date de sortie : 16 novembre 2022
Durée : 1h57