Les Navigateurs, paru aux éditions Delcourt, est le fruit d’une nouvelle collaboration entre l’auteur Serge Lehman et l’illustrateur Stéphane de Caneva. Après avoir déjà enchanté le public avec Métropolis et Les Brigades chimériques, le talentueux duo s’aventure dans un univers où le réel bascule doucement vers le fantastique…
L’histoire, ancrée dans le Paris des années 2010, suit trois amis d’enfance, Max, Arthur et Sébastien. Leurs retrouvailles avec une ancienne camarade, Neige, réactivent des souvenirs doux-amers, mais aussi quelques mystères profondément enfouis.
L’intrigue débute de manière assez classique, avec le retour inattendu de Neige Agopian, expatriée depuis vingt ans, dans le quartier parisien de la Butte-aux-Cailles, où elle a connu et fréquenté Max, Arthur et Sébastien. Ce quartier devient rapidement le théâtre d’événements troublants, puisque la jeune femme semble avoir disparu dans une fresque signée par un artiste peu connu, disciple d’Odilon Redon. Les autorités se montrent peu enclines à investiguer dans cette voie. Mais certaines d’entre elles seraient toutefois avisées d’un monde parallèle sur lequel les protagonistes ne vont plus cesser d’enquêter.
Max, Arthur et Sébastien portent chacun leurs poids : Arthur, avec son handicap et ses douleurs fantômes, qu’il combat avec de la marijuana ; Sébastien, éternel ronchon dont le caractère vacille entre prudence et témérité ; et Max, écrivain quelque peu désabusé, symbole d’une époque révolue face à la montée du numérique. Comme chez Patrick Modiano, nous sommes donc en présence de personnages qui se heurtent à leur manière à la perte et à l’errance. Un thème qui fait écho au versant fantastique du roman graphique.
Là où Serge Lehman excelle, c’est dans sa capacité à entremêler des éléments concrets, comme la fresque ou l’histoire personnelle des protagonistes, avec une dimension surnaturelle subtile et progressive, qui s’impose crescendo aux lecteurs. À mesure que Max, Arthur et Sébastien s’enfoncent dans l’enquête, ils découvrent des mondes insoupçonnés, peuplés de créatures étranges et de navigateurs mystérieux. Ces entités rappellent les mythes anciens où les frontières entre l’humain et le divin, entre le réel et l’imaginaire, étaient poreuses. C’est à la fois passionnant et déroutant.
Le choix du noir et blanc se révèle quant à lui non seulement esthétique mais aussi narratif. L’absence de couleur renforce en effet le sentiment d’étrangeté, voire d’irréalité, qui plane tout au long de l’histoire. Ce procédé évoque l’esthétique du film noir, où l’ombre et la lumière jouent également un rôle central dans la construction du suspense. Stéphane de Caneva maîtrise cet art à la perfection, avec un trait soigné et précis, qui fait la part belle aux décors et l’expressivité des personnages. Rien n’est bâclé, tout fait sens.
Au-delà du mystère central de la disparition de Neige et de l’existence des Navigateurs, le récit de Lehman s’intéresse à l’introspection de ses personnages. L’enquête devient en ce sens un prétexte pour explorer leurs failles intimes, leurs secrets et les non-dits qui conditionnent leurs relations. Aussi, à l’instar des œuvres de Lovecraft, où le fantastique naît souvent d’une distorsion du quotidien, Les Navigateurs nous plonge dans un univers où le fantastique devient presque une extension naturelle de la réalité. En témoigne cette vieille femme surnommée « la Tête », en apparence anodine, en réalité cauchemardesque et nantie d’une puissance visuelle remarquable.
Les Navigateurs est une œuvre ambitieuse, à la fois thriller, conte fantastique et réflexion sur l’art et la mémoire. Serge Lehman et Stéphane De Caneva réussissent parfaitement à captiver le lecteur du début à la fin. On s’attache à ce trio dépareillé (le père littéraire et célibataire côtoie l’aventurier du dimanche à l’esprit vagabond), et on l’accompagne avec fascination dans la résolution d’une affaire bien plus dense qu’il n’y paraît.
Les Navigateurs, Serge Lehman et Stéphane de Caneva
Delcourt, octobre 2024, 208 pages