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Les géants en petit format : Le K, de Dino Buzzati

En 1966, Dino Buzzati publiait Le K. Le recueil de nouvelles aujourd’hui mondialement connu paraît vingt-six ans après le roman à succès de l’auteur, Le Désert des Tartares (1940). Et pourtant, si les grands écrivains sont parfois davantage connus pour leurs romans que pour leurs œuvres courtes, Le K, ouvrage singulier, fait partie intégrante de la « légende Buzzati ». Au point qu’on pourrait accorder un titre de maître de la nouvelle fantastique à l’écrivain italien. Le K se compose en effet d’une cinquantaine de nouvelles fantastiques, surréalistes, voire oniriques, en faisant un véritable plaisir de lecture – d’une traite ou à lire de temps en temps.

Qu’est-ce qui rend les nouvelles fantastiques de Buzzati si uniques ? Le genre du récit court flirtant avec le paranormal ne manque pourtant pas de grands noms. Et pourtant, l’oeuvre de Buzzati se caractérise indéniablement par une grande originalité.

On apprécie d’abord ces nouvelles fantastiques qui se déroulent à l’époque actuelle. Certes, il s’agit en fait des années soixante, pourtant, l’écriture contemporaine fait qu’on peut s’y projeter. Buzzati sort donc le fantastique des châteaux gothiques, des fiacres et des redingotes propres au XIXème siècle. Il insuffle ainsi une grande modernité au genre du fantastique, nous donnant même droit à une nouvelle où le surnaturel s’invite dans un ascenseur (L’ascenseur) ou en chute libre depuis un gratte-ciel (Jeune fille qui tombe… tombe).

Ce qu’on apprécie aussi, dans le travail de nouvelles de Buzzati, c’est son utilisation, à la fois du fantastique, mais aussi du récit court pour dénoncer ou critiquer la société. Tout y passe : la vie conjugale (Esclave), la société (Chasseurs de vieux), les rapports entre hommes et femmes (La boîte de conserves, Le vent), mais aussi entre riches et pauvres (L’Oeuf), la vanité et les défauts humains (Le veston ensorcelé, Iago, Suicide au parc, Le secret de l’écrivain), la construction humaine (Pauvre petit garçon!), etc. Buzzati utilise toujours le fantastique avec subtilité. C’est l’instant paranormal qui, par un effet de sous-texte, sans que les vérités ne soient assenées de manière moralisatrice, va permettre au lecteur de regarder la situation et d’en juger. Comme dans la nouvelle L’Oeuf, où l’auteur dénonce le mépris de classes de manière allégorique.
L’écrivain italien, journaliste avant tout, écrit ses nouvelles comme il relaterait des faits, à vocation informative. Le fantastique, chez Buzzati, prend toujours une forme surprenante, faisant réfléchir sans moraliser. Pas de fantômes ou de pacte franc avec le diable : tout est insolite et arrive par hasard. Etant donné que ses personnages sont attachants, le lecteur développe une forme d’empathie qui va donner encore davantage de saveur à ce fantastique. Et même quand le fantastique est absent (certaines nouvelles sont oniriques, poétiques ou simplement psychologiques), Buzzati inscrit toujours l’insolite, qui sert de moteur à l’avancement de l’histoire courte et percutante.

Courte, ou longue d’ailleurs. Les nouvelles du K vont de quelques pages à quelques dizaines de pages. Voyage aux Enfers du siècle est par ailleurs divisé en huit sous-récits. Le K, c’est aussi, pour le lecteur, l’expérience d’un livre dont on sent que l’auteur se régale à l’écriture de ces nouvelles dans lesquelles il distille pourtant tout son talent sans paresse. Pas de chapitre plus fastidieux qu’un autre dans un long roman : chacune des nouvelles du K est une petite délectation littéraire, savoureuse, curieuse, mémorable surtout jamais bâclée ou donnant l’impression d’un exercice littéraire paresseux. L’écriture, rapide et efficace, n’en demeure par moins subtile, précise et agréable.
Les nouvelles sont originales, futées.
Le veston ensorcelé, par exemple, est très prenante, ingénieuse. À l’image de l’ensemble de l’oeuvre, en somme. Pour qui aime le fantastique, Le K est un passage obligé, vers un surnaturel qui sort des sentiers battus, pour le plaisir du lecteur et de l’auteur.