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Le Cavalier de Bronze et la catastrophe à Saint-Pétersbourg

En plus d’être un des poèmes les plus connus de la littérature russe, Le Cavalier de Bronze offre aussi un portrait ambigu et saisissant de Saint-Pétersbourg, loin de la littérature officielle.

L’œuvre de Pouchkine est, en majeure partie, composée en vers. Cette bibliographie versifiée, assez importante, est constituée de différents genres, aussi bien des odes que de pièces de théâtre et même de long poèmes narratifs. Parmi ceux-ci, le plus célèbre reste sans doute Медный Всадник, littéralement Le Cavalier de Cuivre, mais que l’on traduit généralement en français par Le Cavalier de bronze (ou d’airain). Le poème est d’autant plus connu qu’en Russie, certaines parties sont même apprises par coeur (entre autres cette fameuse déclaration d’amour à Saint-Pétersbourg, “Je t’aime, création de Pierre…”).

Le titre fait référence à une célèbre statue équestre de Pierre le Grand qui se dresse sur l’actuelle Place du Sénat à Saint-Pétersbourg.
Or, Pierre 1er, c’est le fondateur de Saint-Pétersbourg. C’est lui qui, non seulement a voulu faire construire cette ville, mais en a fait sa capitale ainsi qu’une preuve de l’ouverture de son régime vers l’Occident.
Composé en 1833, le poème est constitué d’un prologue et de deux parties ; or, jusqu’en 1838 (un an après la mort de Pouchkine), seul le prologue était publié, le reste étant censuré.
Pourquoi donc une œuvre considérée aujourd’hui comme un classique incontournable a été frappée par la censure ?

Le cavalier de Bronze est une des premières œuvres littéraire à offrir une vision volontiers sombre de la ville.
Le poème est construit sur un contraste majeur. Le prologue propose une vision monumentale, un ode, un chant d’amour et d’admiration à Saint-Pétersbourg. La ville élève ses monuments majestueux là où, auparavant, ne se trouvaient que des marais. Elle est la marque à la fois de la grandeur créatrice de Pierre 1er et de la domination de l’homme sur la nature. Pouchkine insiste sur la Néva prise dans son lit, environnée du granit des quais, image de force et de stabilité, sur les canaux et les ponts, bref sur tout ce qui permet de dompter la force du fleuve. Saint-Pétersbourg est alors bien plus qu’une ville, elle est une œuvre d’art qui reflète aussi bien l’aspect démiurgique de son créateur que la grandeur de l’empire.

Le contraste n’en est que plus terrible lorsque nous abordons la première partie…

Dans cette partie, Pouchkine décrit la terrible inondation de 1824. Et comme l’auteur, en poète majeur, sait que de bonnes images valent mieux que de trop nombreuses paroles, il va appuyer sa description de la catastrophe sur deux images fortes.
D’abord, le fleuve Néva est présentée comme une bête enragée, un prédateur qui gronde de plus en plus avant de fondre sur sa proie. Ensuite, la ville elle-même, pourtant décrite précédemment comme la victoire de l’humanité sur la nature, est ici présentée comme impuissante face au déploiement des eaux. Même le tsar (en l’occurrence Alexandre 1er), symbole de la toute-puissance, presque un demi-dieu en Russie, regarde les flots envahir sa ville sans pouvoir faire quoi que ce soit.

Une autre comparaison, employée à plusieurs reprises par Pouchkine, donne une image forte de l’événement : l’inondation est comparée à un assaut mené par une troupe de voleurs : tout est saccagé, rien n’y résiste. Puis, comme si les brigands étaient pris en flagrant délit, les flots se retirent en laissant des décombres derrière eux. Il y a une vision proprement apocalyptique dans cette description de l’inondation. Les maison sont emportées, les cercueils sont entraînés par les flots comme si les morts se relevaient de leur tombe. Le contraste avec la vision qui ouvre le texte est flagrante : la ville qui avait dompté le fleuve se retrouve dévorée par celui-ci.

Au milieu de cette catastrophe se trouve Evguenii.

Evguenii, c’est l’anti-héros par excellence. Petit fonctionnaire sans envergure et sans ambition, il se définit avant tout par ce qu’il n’est pas ou ce qu’il n’a pas. Dans la littérature que l’on pourrait qualifier de “pétersbourgeoise”, il est le premier d’une série de personnage que l’on qualifie de “petits hommes”, ces hommes qui sont dépossédés de tout et qui peuplent aussi bien les textes de Dostoievski (voir Le Double, par exemple) que ceux de Gogol (à ce titre, il faut impérativement lire les premières pages du Manteau et l’inénarrable portrait d’Akaki Akakiévitch). À ce titre, Evguenii n’a ni nom, ni patronyme (cette particularité des noms russes, constitué du prénom du père plus le suffixe “ovitch” ou “evitch” pour les hommes, “ovna” ou “evna” pour les femmes). Il se donne entièrement à son travail de bureaucrate mais gagne encore difficilement sa vie : il réside à Kolomna, quartier populaire pauvre de Saint-Pétersbourg. Pouchkine le prive même d’une existence “réelle” en précisant bien qu’il s’agit d’un personnage littéraire dont lui, poète, a choisi le prénom.

Evguenii n’a, finalement, qu’une seule lueur dans sa vie, une seule ambition : se marier. Mais en voyant les eaux monter inexorablement, notre petit personnage est pris de la frayeur de voir la maison de sa promise emportée par le fleuve.
Commence alors un périple aussi terrible que tragique. Evguenii va sortir affronter un fleuve transformé en un monstre furieux ; il y perdra la santé mentale. Et, dans un remarquable souci de construction, le poème, qui avait commencé par un ode à la ville et à la vision créatrice de Pierre Le Grand, se clôt sur une imprécation lancée contre le fameux tsar par un Evguenii devenu fou. Resurgit alors l’image de l’autocrate démiurge dont les projets monumentaux ne prennent jamais en compte la vie des Russes eux-mêmes. De là à dire qu’il y a, dans ce Cavalier de Bronze, un portrait à peine masqué de la Russie impériale et des dérives du pouvoir autocratique, il n’y a qu’un pas.

En tout cas, Le Cavalier de Bronze marquera une date dans la littérature russe : ce sera le premier texte qui donnera une image négative de la capitale impériale, ouvrant la voie à toute une littérature qui fleurira pendant les décennies suivantes. L’audace de Pouchkine impressionne d’autant plus que ses rapports avec le pouvoir impérial sont tendus : le poète a été exilé sous le règne d’Alexandre 1er (ce même tsar qu’il décrit si impuissant dans son poème), il reste encore sujet à la censure et surveillé par la police. Le cavalier de Bronze est à l’image de Pouchkine : à la fois remarquable et audacieux, puissant et novateur.