Et si, au tournant des années 2010, le cinéma de Woody Allen, plutôt que décliner, connaissait une forme de renaissance ? Toujours fixé à la croisée du comique et de la mélancolie, le réalisateur de Manhattan et Annie Hall a su se réinventer dans la continuité. C’est en tout cas le parti pris de l’essayiste Damien Ziegler, qui nous expose, par le menu, une décennie riche en nuances et motifs.
C’est un cinéaste et comédien que l’on connaît tous. Un homme volubile, à la croisée des chemins, entre comédie et drame, durablement associé à la ville de New York et à la musique jazz des années 1920-1930, souvent entouré de fidèles, dont Alisa Lepselter, Gordon Willis, Carlo Di Palma, Sven Nykvist et, plus récemment, Darius Khondji. Et si Damien Ziegler resitue de la sorte Woody Allen, c’est pour mieux réhabiliter, dans la foulée, sa filmographie récente, que beaucoup jugent avec indifférence, voire circonspection.
Le cinéaste américain est passé maître dans l’art de la réitération. Les variations mineures autour desquelles s’articule son cinéma sont à double tranchant : certains y verront des conventions répétitives ; d’autres, à l’instar de l’auteur, une réinvention dans la continuité. Woody Allen et les années 2010, le triomphe de l’illusion opère un postulat tout sauf unanime : il y aurait dans le cinéma récent du réalisateur new-yorkais une maturité qui ressemblerait à s’y méprendre à un aboutissement. Qu’importe si l’on partage ou non cette opinion, car le travail argumentatif et analytique de Damien Ziegler constitue, a minima, une invitation bienvenue à revisiter le cinéma allenien post-2010.
Et cela commence avec Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu (2010). Ce film, tourné à Londres, illustre parfaitement l’intérêt de Woody Allen pour les relations sentimentales intergénérationnelles et la réinvention de soi, quand il s’agit de faire fi du passé pour donner une nouvelle direction à sa vie. Minuit à Paris (2011) perpétue l’exploration des villes européennes par le cinéaste américain, tout comme le fera To Rome with Love (2012), deux œuvres par ailleurs caractérisées par la signature visuelle de Darius Khondji. C’est aussi l’occasion pour le spectateur de se voir exposé le refus d’un présent falsifié au point qu’il ressemble à un passé fantasmé, la vanité et la superficialité des certains personnages alleniens (conçus comme tels) et une société non pas diminuée mais au contraire renforcée par la recherche de petits plaisirs et la multiplication des occasions amoureuses.
Durant ses pérégrinations cinématographiques, Damien Ziegler épingle plusieurs invariants de ce cinéma réitérant : la pluie, que Woody Allen apprécie et qui donne son titre à Un jour de pluie à New York (2019) ; l’illusion et le double ; le rapport au passé et aux autres, de Blue Jasmine (2013) à L’Homme irrationnel (2015) ; cette facilité d’entremêler la légèreté et la gravité, presque partout et en tout temps. Les démonstrations de l’auteur sont étayées, précises, et elles se lestent volontiers de références aussi diverses qu’Alfred Hitchcock, Otto Preminger, Tennessee Williams, Dostoïevski, Kant ou Nietzsche.
Des rimes visuelles aux motifs de la tromperie ou de la dualité, de la répétition de l’action (autre récurrence allenienne) à l’analyse des couleurs ou de l’espace négatif, rien n’est omis par Damien Ziegler. Avec une passion manifeste pour son objet d’étude, qu’il déconstruit en autant de personnages, de séquences, d’images et de tropes, l’essayiste parvient à problématiser avec acuité la carrière récente de Woody Allen. Ce qui en ressort est fructueux, circonstancié, parfois inattendu, souvent impensé. Et quelque part, cela témoigne de l’intérêt de cet essai.
Woody Allen et les années 2010, le triomphe de l’illusion, Damien Ziegler
LettMotif, août 2023, 440 pages