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« Sur les dents » : incisif et aux racines profondes

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Dans la collection « Cahiers libres », aux éditions La Découverte, paraît l’essai Sur les dents, du journaliste Olivier Cyran. Incisives, canines et molaires y apparaissent comme un marqueur social, dans leur dimension politique, mais aussi à travers la manière dont elles sont prises en charge par les professionnels de la santé.

C’est un minuscule organe blanchâtre, dur comme de l’acier, encapsulant l’ADN humain. C’est aussi un immense impensé, tant dans sa dimension sanitaire que sociale ou politique. Le stomatophobe Olivier Cyran se penche sur la dent, ses traitements médicaux et leurs racines historiques. Surtout, il replace ce qui apparaît pour beaucoup comme une chose anodine au centre d’une réflexion transversale. Car la dentition peut s’apparenter à un précieux témoignage : celle des manifestants porte les séquelles de la répression policière, celle des femmes les stigmates de la possessivité et la violence masculines, celle des pauvres la marque du dénuement et de l’absence de soins de base, celle des riches la trace d’une blancheur éclatante issue de cliniques hors de prix.

C’est un secret de Polichinelle : les frais dentaires sont très chichement pris en charge. L’Organisation mondiale de la santé observe d’ailleurs que les inégalités en matière de santé bucco-dentaire demeurent profondément injustes et inacceptables. Selon un rapport de la Cour des comptes datant de 2016, l’assurance maladie obligatoire ne couvrirait pas plus de 33 % des dépenses dentaires en France. Aux États-Unis, la situation est encore plus préoccupante. Parmi les 13-15 ans, 25 % des adolescents noirs souffriraient de caries non soignées, soit presque trois fois plus que leurs homologues blanc (9 %). Dans les prisons texanes, les détenus édentés se voient systématiquement refuser le remboursement de leur dentier. Comme si l’on pouvait se nourrir à la paille indéfiniment sans en souffrir. Les dentistes américains préfèrent par ailleurs souvent se charger de cosmétique plutôt qu’exercer une activité de soignants. Ainsi, 14 % de la population américaine a recours au blanchiment dentaire contre seulement 3 % au Royaume-Uni. En parallèle, et il faut y voir un symbole édifiant de fracture sociale, environ quatre millions d’Américains édentés n’auraient pas les moyens d’acquérir un dentier.

La France est-elle étrangère à ces pratiques discriminantes envers les classes populaires ? Si l’on en croit Olivier Cyran et ses nombreux interlocuteurs, il n’y a pas lieu de le penser. Fin 2018, le Défenseur des droits a même dû exiger des plateformes de prise de rendez-vous en ligne comme Doctolib qu’elles suppriment leurs mentions ouvertement discriminatoires. Il arrivait fréquemment d’y lire des avertissements tels que : « Les bénéficiaires de la CMU ne sont pas acceptés. » Pis, en 2005, un courrier confidentiel envoyé à 16 000 de ses adhérents par la Confédération nationale des syndicats dentaires recommandait d’inscrire les patients bénéficiaires de la CMU sur liste d’attente. Une voie de garage en somme. En cause : le principe du tiers-payant qui dispensait les patients en difficulté financière d’avancer les frais, mais aussi des dépassements tarifaires ratiboisés. La même année, une étude de Médecins du monde menée auprès de 230 professionnels estimait à plus d’un tiers la proportion de dentistes refusant de soigner les patients sous catégorie CMU. Et une étude du mensuel Capital estimait en 2009 le taux de fraude chez les dentistes aux alentours de 20 %. L’un d’entre eux, sous anonymat, confie d’ailleurs à Olivier Cyran que la moitié des bataillons mériterait d’être rayée de l’Ordre national en raison de pratiques peu scrupuleuses, voire dangereuses et/ou illégales. Et l’auteur de rappeler qu’il est courant de rencontrer des professionnels refusant, souvent de manière inavouée, de soigner les enfants (trop chronophages, aux prestations pas assez rémunératrices) ou, nous l’avons vu, les patients bénéficiaires de la CMU (refusés au moindre retard ou dès la prise du rendez-vous en raison de plannings soi-disant trop chargés).

Revenons justement sur l’Ordre national des chirurgiens-dentistes. Olivier Cyran ne manque jamais d’ironie dans son récit dentaire, et a fortiori lorsqu’il évoque l’encadrement de l’activité des dentistes en France. L’ONCD est dirigé par dix-neuf personnes se versant des indemnités annuelles de… 600 000 € ! Et s’offrant en sus des appartement de fonction tous frais payés. L’Ordre a l’air particulièrement acerbe envers ceux qui oseraient émettre des critiques à son égard, comme en témoigne longuement Bernard Jeault (nom d’emprunt), mis à l’index parce qu’il a cherché à se mettre au service de patients désargentés. L’ONCD a toutefois mis en place un Bus social dentaire, dont l’envers n’est pas aussi rose qu’escompté. En élargissant un peu le spectre, Olivier Cyran s’intéresse à la formation des dentistes : la déontologie ou les considérations de santé publique y sont quasi absentes. En revanche, le futur dentiste doit tôt s’endetter pour acquérir le matériel nécessaire à ses études, puis en vue de reprendre un cabinet. Cela a des répercussions immédiates, en le poussant à enchaîner les prestations rémunératrices pour éponger son ardoise. Il faudrait en fait à notre dentiste un chiffre d’affaires de 300 € de l’heure pour pouvoir s’offrir un matériel satisfaisant et du personnel administratif en suffisance. Or, comme le rappelle l’auteur, une consultation pour un bilan dentaire nécessite trois quarts d’heure pour que ce dernier soit dûment réalisé, mais ne rapporte toutefois que 23 €. Injections contradictoires ? Dans le même ordre d’idées, un détartrage est souvent expédié en moins de 10 minutes. Plutôt qu’utiliser des instruments doux, le dentiste monte en puissance pour aller plus vite et contribue alors à user l’émail. Il se montrera aussi peut-être moins regardant sur la stérilisation. Car, pour s’enrichir, ou à tout le moins gagner sa vie, il faut soit travailler énormément, soit faire des entorses aux normes. C’est ce qui ressort de cette lecture édifiante, et cela a des répercussions directes sur les gestes réalisés. Exemple : le composite fait perdre de l’argent aux dentistes alors que les prothèses s’avèrent au contraire hautement rémunératrices, ce qui conditionnerait les modes opératoires. La parodontie est un autre cas révélateur, en ce sens qu’elle est facile à diagnostiquer, mais coûteuse et peu prise en charge par la mutuelle. Elle demande énormément de temps de la part du dentiste, qui a alors tendance à privilégier la solution la plus lucrative : l’implant.

Sur les dents plonge ses racines loin dans le temps. Un voyage nous mène à la révolution néolithique, lorsque la culture de blé a favorisé l’apparition des caries et accéléré l’usure des dents. En 10 000 ans, nous avons en effet considérablement bouleversé notre alimentation, alors que notre dentition est restée semblable. Elle résiste in fine très mal aux céréales et aux sucreries. L’auteur rappelle qu’on a trouvé des traces de dents perforées à Mehrgarh 7000 ans avant Jésus-Christ. Et qu’en 1215, le Vatican a interdit aux prêtres d’exercer la chirurgie dentaire, ce qui a poussé les forains et les barbiers à prendre la relève (ce qui a impacté l’image des dentistes). Le commerce triangulaire et les tonnes de sucre qui en découlaient ont également marqué le début d’une ère de caries, sauf qu’à cette époque ce sont les riches qui pouvaient se payer du sucre et qui présentaient par conséquent des soucis dentaires. Même Louis XIV en souffrait. George Washington possédait quant à lui un dentier à dents d’esclaves. Ces dernières étaient d’une telle blancheur qu’elles attisaient la jalousie des maîtres blancs. En retour, les esclavagistes n’hésitaient pas à briser les dents de leurs esclaves pour les identifier plus facilement en cas de fuite… Des siècles plus tard, ce sont les cabinets dentaires low cost tels que Dentexia, qui ont proliféré suite à la loi Bachelot, qui cherchent à exploiter à leur profit la dentition des populations les plus fragiles, comme l’explique longuement Olivier Cyran. Cette histoire, et bien d’autres encore, émaillent son essai. Et replacent la dent au centre des attentions.

Sur les dents, Olivier Cyran
La Découverte, mars 2021, 296 pages

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