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Réédition de deux recueils de nouvelles de Jean Ray : whisky, zones humides, quatrième dimension et autres joyeusetés

Écrivain belge, néerlandophone de naissance mais francophone de métier, Jean Ray (1887-1964) s’avère être un auteur de nouvelles et de romans fantastiques et horrifiques hautement recommandables, au style tout à fait singulier. Malgré des périodes de reconnaissance publique et critique au cours des années 1920 et 1940, il est aujourd’hui un peu oublié. Une injustice que cherchent à réparer Les Impressions Nouvelles, avec plusieurs rééditions au programme dans leur collection Espace Nord.

Laissons là d’emblée cette tendance pratique qui consiste à juger de la qualité d’un auteur méconnu en le comparant à ses pairs plus célèbres : nous ne qualifierons pas Jean Ray de Edgar Allan Poe belge ou de H.P. Lovecraft flamand. Si elles sont réductrices (et souvent un brin condescendantes pour les pays cités), ces comparaisons ne sont toutefois pas totalement insensées. Le crime qui a lieu dans « La Vengeance » a bien des réminiscences de « The Tell-Tale Heart », « Le Tableau » a des airs de « Portrait ovale » et certaines des meilleures nouvelles de Ray se passent sur des bateaux, tout comme l’inoubliable « Manuscrit trouvé dans une bouteille » de Poe, auteur avec qui il partage donc également un recours fréquent aux récits rapportés (par un tiers, un manuscrit, etc.). Certaines bêtes tapies au fin fond des ténèbres ne sont pas non plus sans rappeler quelques-unes de leurs homologues lovecraftiennes (voir « La bête blanche »), même si Jean Ray se distingue aisément du créateur de Cthulhu par un intérêt plus grand pour l’espèce humaine. Enfin, les histoires de fantômes, y compris lorsqu’elles n’en sont pas vraiment, peuvent également évoquer les contes de Dickens (humour sur les clichés du genre compris), par ailleurs cité à plusieurs reprises par Jean Ray. Mais au-delà des influences et des clins d’œil, il y a bien un style Jean Ray qui en fait un auteur unique et incomparable.

Les éditions des Impressions Nouvelles redonnent ainsi à lire une bonne partie de l’oeuvre rayienne, en éditant deux recueils de nouvelles (d’autres parutions sont prévues courant 2020). Le premier, Les contes du whisky, divisé en deux parties (les contes proprement dits, suivis de « … et quelques histoires dans le brouillard ») date des années 1920 et propose des nouvelles plutôt courtes, parfois un peu confuses (le début de « Irish Whisky » prend assurément le lecteur novice à rebrousse-poils), généralement alcoolisées et rentre-dedans, pas toujours pour de bonnes raisons (ce volume contient nombre de saillies antisémites qui, soyons francs, nous ont posé quelques problèmes à la lecture des livres et à l’écriture de ce texte : faut-il s’y attarder ou faire comme si elles n’existaient pas ? Mentionnons-les et laissons le lecteur se faire son propre avis).

Le deuxième recueil, Le Grand Nocturne / Les Cercles de l’épouvante, regroupe des nouvelles parues au début des années 1940, bien que pour la plupart écrites ou commencées une dizaine d’années plus tôt. Entre ces deux périodes, Jean Ray a connu un passage par la case prison (pour escroquerie), suivi d’une traversée du désert. Obligé de travailler sous un autre pseudonyme, Ray a également dû modifier son style pour coller un peu plus aux canons de la nouvelle fantastico-horrifique : peut-être moins brutes et plus commerciales, ces nouvelles, plus longues, sont cependant beaucoup plus abouties et agréables à la lecture.

Si toute comparaison avec ses aînés n’est pas forcément souhaitable, peut-on même vraiment parler de Jean Ray comme d’un auteur de littérature fantastique ? Sur les quarante-cinq nouvelles présentes dans ces deux livres, on peut en distinguer une douzaine où les phénomènes surnaturels s’expliquent de manière tout à fait rationnelle (reposant certes sur de troublantes méprises) ou bien laissent un doute sur la réalité de ce qui nous est raconté (ainsi de l’état d’ébriété avancée des personnages de « La Scolopendre »).

Mais le plus souvent, il se passe effectivement chez Jean Ray des choses qui ne courent pas les rues dans notre réalité, et qui ont par ailleurs souvent à voir avec des interventions d’ordre divin (se référer sur ce point aux très complètes postfaces qui concluent les deux ouvrages, excellentes plus-values de ces éditions). Mais ces faits étranges surviennent dans un monde qui est, lui, bien réel. Si les nouvelles se déroulent dans des endroits différents, aussi bien dans le monde flamand dont Ray, néerlandophone de naissance, est originaire, que dans une Angleterre fantasmée, des constantes s’affirment.

Si l’on devait chercher un mot pour qualifier l’univers de Jean Ray, il faudrait sans doute chercher du côté du champ lexical de l’humidité. Les villes portuaires prédominent : on n’est jamais bien loin des quais et des tavernes de marins. Cinq nouvelles, parmi les meilleures (l’extraordinaire « Le Psautier de Mayence »), se déroulent en pleine mer sur des bateaux : lieux clos dans un environnement ouvert à toutes sortes de menaces, ils constituent un décor idéal pour le fantastique rayien. Trois nouvelles voient leurs protagonistes s’égarer dans des marais côtiers où le commun des mortels n’aurait pas envie de s’attarder et deux autres mettent en scène des rivières au cours perturbé par des événements peu banals. Enfin, que l’on soit à terre ou sur mer, l’humidité est partout présente : le soleil et le ciel bleu n’existent pas chez Jean Ray, qui noie ses histoires dans une constante brume, lorsque ce n’est pas dans de violentes tempêtes. Triste fog londonien ou éléments qui se déchaînent : prière de garder un ciré à portée de main durant la lecture.

Notons, comme le titre du premier recueil le suggère, l’importance des boissons alcoolisées dans l’univers rayien. Si l’eau est omniprésente et souvent porteuse de mauvais présages, le whisky connaît un rôle plus ambigu, tour à tour réconfortant et permettant de se lier à son voisin de table, ou bien susceptible de faire naître chez le buveur une confusion qui n’arrange pas sa situation. Qu’importe, le whisky est beaucoup plus souvent décrit en termes poétiques, voire amoureux, que l’eau. Comme dirait Bunny Snooks, protagoniste du « Fantôme dans la cale » : « L’eau sans un peu de whisky n’est pas à boire : plutôt mourir. » Et de fait, c’est bien le whisky qui donne à Snooks le courage dont il a besoin pour s’extirper de sa situation délicate.

Ces éléments, qui servent de toile de fond à des apparitions surnaturelles complexes, constituent une unité en apparence malsaine mais dans laquelle le lecteur se surprend à se plaire : il y a également quelque chose de chaleureux dans ces bas-fonds. Les nombreux bars et tavernes dans lesquels nous emmène Jean Ray ont généralement l’art de réchauffer les hommes qui s’y trouvent, malgré les menaces que représentent ou auxquelles sont confrontés ces personnages, très souvent des marins ou des vivoteurs peu recommandables, mais non dénués d’une certaine humanité, bien recouverte de crasse, mais là tout de même. L’univers de Jean Ray est aussi un univers de classes populaires, voire de milieux franchement interlopes. La bourgeoisie et les milieux d’affaires ont rarement bonne presse dans ses récits : on y croise notamment plusieurs prêteurs sur gages et quelques riches pas forcément présentés sous leur meilleur jour. Et lorsqu’ils veulent faire une « bonne action », comme dans la nouvelle éponyme, les choses finissent mal.

Variant les plaisirs, Jean Ray nous emmène à plusieurs reprises dans d’autres lieux moins maritimes mais tout aussi peu engageants. Deux cimetières et quelques sombres ruelles donnent à voir des visions de cauchemar particulièrement marquantes. Mais c’est lorsqu’il s’approche de la quatrième dimension, celle des « Étranges études du Dr Paukenschläger », du « Grand Nocturne » ou de « La ruelle ténébreuse », que Ray se montre le plus étourdissant. Ces trois nouvelles, avec « Le psautier de Mayence », déjà cité et probablement la meilleure synthèse des traits caractéristiques de l’œuvre de Ray, constituent sans doute les véritables chefs-d’œuvre de ces recueils, recommandables à tout amateur de récit horrifique. Nul doute qu’en se plongeant dans ces textes, le lecteur reprendra les mots d’Archiprêtre dans « La ruelle ténébreuse » : « Il me semblait que je m’éloignais dangereusement de mon monde. »

Enfin, les histoires qui nous sont contées dans ces deux recueils ne nous arrivent pas toujours de manière directe. Il est fréquent de voir un narrateur initial laisser la place à un interlocuteur qui nous raconte alors le récit principal. Nulle surprise, alors, de voir la dernière nouvelle, figurant en annexe du deuxième recueil et intitulée « Dürer, l’idiot » se parer de réflexions sur l’art de la narration et proposant une mise en abyme du travail de Jean Ray. Au sujet dudit idiot, excellant dans l’art de raconter des mensonges, le narrateur déclare : « Il avait un art profond de préluder un récit, ou de le couper aux endroits palpitants par des artifices de fumeur. » Confronté plus tard à une immixtion brutale du surnaturel dans une scène initialement banale, le même explique : « Notre intelligence demande à tout événement un prélude. Elle a horreur de l’immédiat […], elle veut arriver à toute chose en pente douce », ajoutant qu’« au lieu d’en ressentir de l’effroi, je ne m’en sentais que choqué ». On n’est pas très loin de la thèse hitchcockienne de la bombe sous la table, et c’est ce qui fait tout le sel de ces nouvelles : une mise en place savamment travaillée, fonctionnant autour d’une ou plusieurs des constantes citées ci-dessus, puis le détraquement progressif (et attendu) de ce que l’on nous a présenté comme étant la réalité, pour finir sur une conclusion généralement imprévisible, et d’ailleurs pas forcément négative. Chez Jean Ray comme chez Poe, on ne sait jamais exactement ce qu’il va se passer, mais on peut être certain que des choses « extraordinaires » vont surgir sous nos yeux. Le suspense se conjugue alors au vertige, deux ingrédients indispensables de l’épouvante.

Les Contes du whisky, Jean Ray

Les Impressions Nouvelles, 260 pages, novembre 2019

Le Grand Nocturne / Les Cercles de l’épouvante, Jean Ray

Les Impressions Nouvelles, 440 pages, novembre 2019