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Sur le tournage de "Il était une fois en Amérique" de Sergio Leone• Crédits : Sunset Boulevard - Corbis via Getty Images - Getty

Morricone et Wagner : la musique au service du drame

La réputation d’Ennio Morricone n’est plus à faire : chacune de ses mélodies est une histoire parallèle, un contrepoint sonore à l’image. Dans Il était une fois en Amérique des thèmes discrets ponctuent, jalonnent et rendent riches de sens, les grands moments de l’intrigue. Retour sur une musique wagnérienne qui a su devenir ponctuation emphatique et colorer une des plus grandes fresques de l’histoire du cinéma

Le talent d’Ennio Moricone associé à Sergio Leone n’est plus à prouver. De l’harmonica d’Il était une fois dans l’ouest, à la flûte déjà parodique de Mon nom est personne, la puissance symbolique de la musique est évidente. Il était une fois en Amérique, ultime œuvre du réalisateur, ne déroge pas à la règle. Ses thèmes musicaux sont bien plus que les « poteaux indicateurs » décriés par Debussy, critiquant le leitmotiv wagnérien, mais bien des marqueurs temporels et symboliques.

Dans un film où le passage d’une époque à l’autre est central, la musique contribue à la compréhension de l’intrigue, sans pour autant n’être qu’un signal sonore indiquant à quelle époque nous nous situons, d’autant plus que son emploi est relativement parcimonieux et jamais systématique lors des changements d’époque. Comme le disait Sergio Leone à propos d’Ennio Morricone le 24 février 1989 dans l’émission Euphonia : « C’est plus qu’un compositeur pour moi. Je n’aime pas du tout les mots dans les films, j’espère toujours faire un film muet, et la musique se substitue aux mots, alors on peut dire que Morricone est l’un de mes meilleurs scénaristes ». La musique serait donc narrative ? Même si cette idée est très séduisante, rien n’est moins sûr. D’autant que Morricone composait avant que le film ne soit créé : c’est tout l’art de Sergio Leone de rendre cette musique signifiante et peut-être plus symbolique que narrative.

La musique de film dans toute la première partie de son histoire est issue de l’opéra wagnérien : elle remplace la parole, imite sonorement ce qui se passe à l’écran, sert de fond sonore au drame et tisse des thèmes pour chaque personnage. Ennio Morricone en est tributaire, mais il ne conserve de Wagner que l’usage de leitmotiv. Sa musique n’est plus narrative ou imitative, mais symbolique. Il refuse le continuum sonore et fait de la musique une ponctuation emphatique, commentaire musical surplombant l’action.

Musique et narration.

La musique intervient dans les moments de contemplation, qui souvent provoquent le souvenir, ce qui lui donne tout d’abord le rôle – jamais systématique – de ménager des moments de transition entre deux époques. Le premier flashforward est préparé par une suspension de la narration, un plan fixe sur un mur recouvert d’affiches, dans une gare – lieu transitoire par excellence, et un thème à la flûte de pan, « Cockeye’s Song » : mystérieux, créant déjà l’angoisse par des motifs redondants et obsédants, qui ne peut que nous rappeler l’harmonica de 1968 et qui caractérisera les moments de violence. La transition est ambiguë, la gare est un lieu de l’enfance – puisqu’une valise y a été cachée – mais aussi le lieu qui projette dans le futur avec un Noodles vieilli qui se trouve dans la même gare ; Yesterday des Beatles indique très clairement le saut temporel. Le traitement sonore se révèle beaucoup plus ambigu que ce que nous pouvons comprendre lors d’un premier visionnage. Il ne s’agit pas seulement d’indiquer que nous nous situons dans une époque ou une autre, mais déjà d’anticiper sur des lieux et des moments clés du film – cette gare où 1 million de dollars a été caché – tout en faisant entendre au spectateur un thème qui se révélera structurant et donc signifiant.

Des ponctuations emphatiques.

Mais reprenons dans l’ordre chronologique avec ce surprenant générique, silencieux ou presque. Sergio Leone nous a déjà habitués au silence pesant et angoissant en ouverture d’Il était une fois dans l’Ouest. Les bruits se substituent à la musique dans une scène où le silence et l’attente sont les principaux effets de tension. Dans Il était une fois en Amérique, l’absence de musique est encore plus évocatrice : le film que nous allons voir ne s’encombre pas de lyrisme et de polissage de la violence. Chaque nom qui s’affiche sur l’écran dans le silence est déjà un coup de feu mortel et brutal. Mais au loin, un brouhaha s’élève, des bruits de foule puis un chant – « God bless America », chant patriotique qui nous indique que l’histoire que nous allons voir est aussi celle de l’Amérique – puis des bruits de pas et des verres cassés. Nous regardons un écran noir et la musique nous appelle à entrer dans l’intrigue, à dépasser l’absence d’image. Un bruit de porte qui s’ouvre et voici le premier plan d’Il était une fois en Amérique. Le silence ou plutôt l’absence de musique perdure durant toute la première scène où on n’entend que les dialogues puis le bruit d’une gifle : et sans aucun filtre, sans aucun repère nous indiquant que nous sommes dans la fiction, nous assistons au premier meurtre du film. Si la musique chez Sergio Leone a autant de pouvoir, c’est qu’elle sait ménager une place à sa pesante absence. Ce n’est qu’au bout de 13 minutes de film, qu’on entend le premier thème de l’œuvre, ponctuation grandiose à la violence à laquelle nous venons d’assister. Dès le début, on nous annonce que les grands thèmes musicaux seront des ponctuations dramatiques et emphatiques à la violence crue qui les précédera. Le premier thème de l’œuvre est intitulé « Poverty », sa première occurrence est accentuée par un zoom avant sur le visage du personnage : une pédale de tonique pesante et oppressante, un mode mineur, un thème au piano de bastringue doublé à la sixte inférieure dans une registre aigu et une reprise de ce même thème aux cordes, amplifiant le motif, rendent ce premier moment d’une grande simplicité teintée d’un lyrisme presque opératique.

L’ambitus important ne fait que renforcer une opposition entre la profondeur dramatique des basses et la tristesse de la voix supérieure. Ce premier moment n’est pas narrativement fort, mais la musique renforce la fuite et l’errance du personnage qui a tout perdu. Ennio Morricone refuse d’utiliser la musique comme un fond sonore continu, qui adoucirait ce qui se passe à l’écran. Nous serons obligés d’assister à toutes les scènes de violence sans aucun baume réconfortant, sans cet arrière-fond musical qui prouve que nous sommes bien dans la fiction. Plus qu’un accompagnement continu, la musique est une ponctuation lyrique grâce à de grands moments musicaux reconnaissables et facilement mémorisables. Suite à ce premier thème, durant lequel l’intrigue est suspendue, en attendant que la mélodie ait fini de donner un sens à ce que nous avons vu, le silence – synonyme de violence – revient. La musique ne se fait donc pas redondante signification, mais au contraire crée l’émotion et l’empathie pour un personnage que nous ne connaissons pas encore. Il n’est pas anodin que le premier (et dernier) thème du film soit celui-là : le film ne parlera pas de la folie et de la brutalité qui caractérise la voix hurlante et le rythme effréné du générique du Bon, la Brute et le Truand, mais de la triste nostalgie d’un homme pris dans une histoire qui lui échappe.

Un leitmotiv symboliquement mouvant.

Chez Wagner, le leitmotiv est mouvant, les mélodies sont en perpétuel devenir et se métamorphosent au gré des événements. Au contraire, le leitmotiv « morriconien » est immuable : chaque mélodie est toujours parfaitement identifiable, malgré des variations d’arrangement, mais c’est la signification qu’il porte qui évolue selon les circonstances. Ici réside toute la force des thèmes d’Ennio Morricone. On ne s’en lasse jamais parce qu’ils n’ont pas une signification redondante, mais que tous les thèmes se mêlent et changent de sens selon ce que l’écran nous montre. Tous les thèmes de Morricone se construisent sur cette même variation symbolique. Le thème de Déborah est celui de la femme aimée avec qui Noodles lit la Bible avant d’échanger un baiser, mais aussi qui refuse de lui ouvrir la porte, mettant brusquement fin à la mélodie ; il permet le premier flashback du film, grâce à un trou dans le mur pour espionner la jeune Déborah dansante, et au thème « Amapola » – autre indicateur temporel puisque il s’agit d’une reprise orchestrale d’une chanson de 1924 ; mais c’est aussi le thème qui succède aux cris après le viol de cette femme aimée, un thème qui en ressort sali et dépossédé de sa valeur amoureuse la plus naïve et romantique et qui devient le symbole du remord qui ronge dorénavant le héros, un thème qui revient fragmenté et à peine esquissé lors de troublantes retrouvailles finales. Ce leitmotiv incarne la relation entre les deux personnages et, mélodiquement inaltérable, il transcende les modifications des rapports sans jamais en figer le sens.

Des thèmes en confrontation.

Il était une fois en Amérique se conclut par le thème initial qui encadre le film : Noodles arrive dans la fumerie d’opium dans lequel il était au début et on réentend le piano de bastringue – instrument désaccordé et vieilli volontairement -, dernier retour sur un homme aussi brisé et dysfonctionnel que l’instrument. C’est le thème de l’exclusion, de la tristesse, du visage décomposé de Noodles après l’insulte de Déborah qui le rejette et son entrée en prison. Mais la majeurisation – traditionnellement associée à un caractère plus joyeux – du thème mineur sonne comme une lueur d’espoir et permet une transition vers le thème « Once Upon a Time in America », qui rappelle une insouciance enfantine, une forme d’espérance et de rédemption, comme dans l’excès de gourmandise du jeune Patsy qui préfère la chair de la pâtisserie à celle d’une jeune femme, dans la mélancolie de Noodles sur la tombe de ses amis, sa réconciliation avec Max après un meurtre qu’il ne souhaitait pas ou un flashback final fait de jeux d’enfants. Se tisse musicalement le passage d’une tristesse douloureuse à une nostalgie apaisée et une paix intérieure – caractérisée par un motif ascendant au hautbois et un grand lyrisme aux cordes avec une réminiscence de la femme aimée par l’accompagnement d’une voix de femme, absente du thème originel. Tout comme le regard caméra extatique de Robert de Niro, ultime retour sur l’espièglerie enfantine, l’emploi de ce double thème associé à des moments tout aussi bien douloureux que de rédemption clôt symboliquement cette magnifique fresque.

Il y aurait encore beaucoup à dire de l’emploi des musiques intradiégétiques, du rôle des bruits ou de l’utilisation de musique d’autres compositeurs, du chant traditionnel au standard de jazz en passant par des chants patriotiques. En ce qui concerne les grands thèmes de Morricone, ils n’interviennent jamais durant l’action : sa musique est une relecture symbolique de ce que nous avons vu et de ce que nous verrons. En confrontant les thèmes sonores avec ce que nous avons sous les yeux, Morricone nous donne à lire une autre histoire.

Article rédigé par QUANTIN Jean-Baptiste