La nouvelle peut paraître surprenante : David Fincher serait aux premières loges pour réaliser World War Z 2 et donc, en course retrouver son ami Brad Pitt. Surprise. Ou pas. Revoir le réalisateur américain possiblement se relancer dans les affres du blockbuster peut étonner au regard de ses dernières œuvres, qui caressaient avec finesse et classicisme la déliquescence du monde 2.0. De la beauté sombre et analogique d’un The Social Network ou de la souffrance psychanalytique d’un Gone Girl, David Fincher alimentait sa sève artistique d’une même griffe. En ce sens-là, les trois précédentes œuvres de Fincher avaient, par exemple, un point commun : la provenance de leur bande originale, composée par Trent Reznor et Atticus Ross.
Les deux musiciens, au travers des différents personnages ou multiples environnements qui leur étaient proposés, ont su parfaitement modeler leurs écueils aux exigences du réalisateur et surtout s’inscrire dans l’ambiance générationnelle et déshumanisante de l’entreprise menée par le cinéaste : ce qui donne une plus forte homogénéité au propos de David Fincher (« Hand Covers Bruise »). Atticus Ross et la tête pensante de Nine Inch Nails sont comme Fincher : des artistes, qui ont su redéfinir le monde moderne tant dans ses scènes de liesse collective que dans son introspection intime, avec leurs propres moyens. Quand on regarde de plus près les thèmes qui composent les derniers métrages du cinéaste, ils dégagent tous des caractéristiques en rapport avec les fêlures des années dans lesquelles nous vivons : incommunicabilité, vacuité des relations humaines, réseaux sociaux, informatisation de la vie privée, conscience collective et manipulation de la notoriété publique.
Ce qui frappe, d’emblée, dès les premières minutes de The Social Network, c’est le rapport presque fusionnel entre le son et l’image, cette solitude qui se pétrifie entre la froideur élégante de Fincher et le minimalisme tortueux de l’électro de Trent Reznor. Pourtant, on a connu les deux hommes beaucoup plus enragés et pétaradants dans leurs registres : Fincher avec le côté clippesque de ses débuts (« Seven ») et Trent Reznor avec « l’Indus » bruyante de NIN. Sauf que les années passent et l’expérience agit sur leur manière de procéder, une maturité s’acquière et influe sur leur méthode de création. Les deux artistes ont affiné leur art pour définir une ligne directrice à leur collaboration et se comprendre mutuellement : la combinaison de sons numériques et électroniques avec de simples mélodies de piano est l’accompagnement parfait pour des films sur une jeunesse en mutation et la double nature incorporant Facebook, si l’on reprend la trame de The Social Network (« The Gentle Hum of Anxiety »).
Une notion parcourt avec force ce sentiment d’étouffement sourd : celle de la distance ou de l’isolement presque maladif. La distance qui est émotionnelle, ou intériorisée à son paroxysme (« What Have We Done to Each Other ? ») : comme si le score de Trent Reznor était translucide, nocturne et réalisé dans le but de développer un monde futuriste, comme avait essayé de le faire Daft Punk pour Tron l’héritage. Sauf, que ce monde-là, c’est le nôtre. De là, de cette parenthèse sonore entre le futur et notre présent qui déchante, toute la puissance sensorielle de ces scores, aussi longs que monolithiques (« What if We Could ? »), résonnent avec encore plus de prégnance, pour émanciper une tristesse palpable : avec ces structures drone pesantes et ces synthétiseurs menaçants. Par exemple, The Girl with the Dragon Tattoo raconte une histoire de secrets : la combinaison des vérités troublantes et de l’innocence perdue est orchestrée brillamment dans le score par la présence d’une texture shoegaze neigeuse (« She Reminds Me Of You »).
Trent Reznor et Atticus Ross utilisent parfois des carillons qui semblent adoucir la peur qui s’avance, tout en étant soulignés par des synthétiseurs inquiétants. Le contraste saisissant entre les fines notes électro et la mélodie tendre du piano reflète la juxtaposition du film social et antisocial, l’effilement digital du son affublé à la mécanisation menaçante des relations humaines que Fincher et Sorkin décrivent par exemple dans The Social Network. De cet univers musical, Trent Reznor et Atticus Ross ne construisent pas seulement un miroir décoratif, mais accentuent la cinématographie même de l’œuvre, en ajoutant à leurs sonorités une anxiété urgente, une folie post-industrielle sur un son de mère noire à l’instar de Mica Levi (Under the Skin et Jackie), des brûlures de beats lents et un souffle numérique («Great Bird of Prey ») .
C’est assez visible dans The Social Network ou Millenium, où la bande originale se place à la fois comme objet de description du monde moderne et comme support du genre cinématographique en insufflant une dramaturgie ou une tension organique aux métrages. A l’image d’Elisabeth Salander, la bande originale de Millenium se veut plus excentrique, plus rock’n’roll, moins cathartique que dans Gone Girl, avec une grosse influence NIN, en usant parfois de grosses basses et de guitares stridentes : comme en témoigne le générique de début avec en Guest Karen O (« Immigrant Song »). La bande sonore de Gone Girl, elle, s’accommode de son environnement et parait beaucoup plus réflexive et vaporeuse dans son approche traductrice de l’œuvre : moins organique, plus ambiante, détachée mais dont la folie se veut rampante et assujettie à une paranoïa claustrophobe et aliénante.
Avec des compositions qui sont tournantes et calmes, proches de la ritournelle ambiante (« Like Home »), la bande sonore de Gone Girl est autant psychologiquement intense que son personnage principal mais tout aussi imprévisible dans ses vrillements incandescents («Appearances ») : en guise de méditation sur le voyeurisme, la tromperie et la psychopathie, cela fonctionne exactement comme prévu. Et ce n’est pas anodin si certaines œuvres contemporaines se réfèrent de plus ou moins près à cette osmose cinématographique : avec par exemple la série Mr Robot qui s’inspire autant de David Fincher dans ses thèmes ou son visuel, que de Trent Reznor et Atticus Ross par le biais des compositions électroniques de Mac Quayle.
Cette alliance glaciale et iconique formée par Fincher et son duo de musiciens a su réincarner de façon sensitive les traumas du monde contemporain. Entre soubresauts électriques et caresses de nappes électroniques lymphatiques, Trent Reznor et Atticus Ross ont mis en place un univers nocturne, parfois même autiste, qui déforme avec ténacité les démons de l’humain moderne. Bien que monolithiques, ces trois bandes originales sont passionnantes à écouter et décortiquent les inquiétudes aveugles d’un monde en chute libre.
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