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Au pays de nos frères : premier long-métrage tout en émotion

Présenté en 2025, Au pays de nos frères marque une collaboration forte entre les cinéastes iraniens Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi. Leur premier long métrage en commun est une œuvre exigeante et déchirante, qui explore la condition des exilés afghans en Iran à travers une structure en triptyque. Entre silences assourdissants, narration fragmentée et regard clinique sur la marginalité, le film s’inscrit dans une tradition cinématographique de l’intime et de l’indicible, tout en affirmant une puissante singularité formelle. Une fresque à la fois ancrée dans une réalité socio-politique précise et ouverte à résonance universelle, qui interroge sans relâche la mémoire, la perte, et la survivance.

Plonger dans Au pays de nos frères, réalisé par Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi, c’est accepter un voyage au long cours, au rythme lent mais implacable, au cœur d’une réalité brutale et méconnue. Les réalisateurs signent une chronique, toute en silence, poignante, sur l’exil et la déchirure familiale à travers une œuvre qui ose la fragmentation narrative sans jamais perdre de sa puissance émotionnelle. Divisé en trois actes distincts, le film entreprend une radiographie de la condition afghane en Iran, observée à travers le prisme d’une famille disloquée par la nécessité et la fatalité.

Structurer un film en trois segments hermétiquement distincts, en adoptant successivement le point de vue de trois personnages et en faisant progresser le récit sur plusieurs années, relève d’un pari risqué. Pourtant, Amirfazli et Ghasemi évitent le piège de la discontinuité et tissent un fil narratif d’une fluidité rare, grâce à une émotion brute, authentique, sans aucun pathos ni élément superflu. Quel que soit le chapitre, celui-ci s’imprègne de son protagoniste, épouse son regard, module son rythme et son intensité selon les épreuves traversées, qui sont tout sauf joyeuses.

Mohammad et l’apprentissage de la survie

L’introduction se fait presque en catimini, par l’entremise de Mohammad, un adolescent au quotidien difficile et à l’avenir incertain. Nous n’en saurons pas plus. Jamais son passé n’est explicité. Son intériorité demeure un territoire inexploré. Nous ne le suivons que dans ses gestes, ses tentatives de survie quotidienne ou bien ses échanges lapidaires et ses silences lourds de sens. Ce choix, d’une rare justesse, ancre le récit dans une réalité saisissante, renforcée par une caméra qui s’efface presque totalement. L’immersion est totale.

La frontalité du propos dérange autant qu’elle captive. Mohammad évolue dans un univers oppressant, rythmé par le fracas des machines et l’étouffante chaleur de la fonderie. Ce travail dans l’usine de métallurgie n’a rien d’un choix, il s’y plie par nécessité, sans y percevoir d’avenir. Le film traduit, avec justesse, cette menace de l’expulsion qui le pousse dans un entre-deux, entre soumission et fuite, entre acceptation et révolte. Il est à la croisée des chemins, et cette incertitude, loin d’affaiblir le récit, lui confère une puissance tragique.

Leila, entre culpabilité et silence

Puis vient Leila. L’horizon se rétrécit encore. La mise en scène, jusque-là discrète, resserre son étreinte et ne laisse plus d’échappatoire. Elle, qui avait un quotidien plus prometteur que Mohammad, se retrouve au service d’une famille, sans plus aucune joie de vivre. Et ce quotidien, après la disparition suspecte d’un proche, va devoir se poursuivre sans l’aide de personne.

L’actrice Hamideh Jafari nous offre une dualité du personnage tout à fait troublante, qui nous emmène de l’empathie jusqu’à la culpabilité, sans aucune gêne ni scrupule. Ses actions ne sont pas immédiatement compréhensibles, ce qui, une fois de plus, établit une certaine distance entre la protagoniste et le spectateur.

Les réalisateurs ne manquent pas de jouer avec les autres personnages, qui eux, ne connaissent pas la vérité, mais également de jouer avec le spectateur, qui, lui, sait ce dont il est question. L’ambivalence du personnage est sans égal. Elle nous fait froid dans le dos.

Mais là où l’immensité du métrage se révèle, c’est dans la perversité du dispositif narratif : faire accepter qu’un corps, peut-être encore sauvable, soit volontairement dissimulé ; qu’un chien s’effondre dans une léthargie, d’abord suggérée par un geste violent, puis niée, avant que le hors-champ ne nous le fasse réapparaître de manière brutale et inattendue ; qu’un mensonge adressé à un enfant se déroule sans heurt pour lui épargner la souffrance.

Nous retrouvons le silence, acteur majeur de ce film, qui traverse chaque scène et chaque personnage, comme un héraut d’une puissance qui va au-delà de l’imagination, le temps, qui efface tout, qui prend tout, que ce soient les racines d’une famille ou encore la joie éphémère qui se dessine sur le visage de Leila au début du second acte.

Le deuil silencieux de Qasem

Enfin, la troisième partie convoque le deuil sous sa forme la plus austère. Le temps s’étire, alourdi par le poids de l’indicible, du non-dit et de la peine. La mort d’un fils que nous ne connaissons pas entraîne toute une réflexion sur la vie, et sur ce qu’il reste d’envie de vivre cette vie dans l’esprit de Qasem.

Cette figure paternelle est égarée dans un monde où la douleur n’est pas exprimée, ni par des mots ni par des larmes, mais seulement par une absence, matérialisée par un téléphone. Bashir Nikzad incarne un patriarche brisé, tout en retenue, dont la présence se mue en spectre au fil du récit. Son mutisme, plus assourdissant que n’importe quel cri, confère à la dernière partie du film une puissance émotionnelle brute.

La performance de l’acteur confère aux scènes une intensité sourde, une résignation glaçante, dans une optique où le spectateur, après avoir suivi la vie de chacun des deux membres du couple adolescent, à savoir Mohammad et Leila, n’a pas nécessairement de considération à apporter à un vieil homme, distant et froid dès le premier acte. Le choix audacieux d’explorer la vie de ce personnage inattendu aurait pu dénoter par rapport aux deux premières bases très solides, mais nous pourrions aller jusqu’à penser qu’il aurait manqué quelque chose si cette partie avait été supprimée.

Le film se veut comme un réel affrontement de la vie, et la question n’est plus tant celle de la perte que celle de l’après : comment continuer à avancer lorsque plus rien ne subsiste ?

Une esthétique sensorielle et un récit organique

Là où certains auraient cédé à un naturalisme didactique — comme nous pourrions le voir chez certains films sociaux de Ken Loach ou dans Une famille syrienne de Philippe Van Leeuw — Amirfazli et Ghasemi privilégient plutôt une approche sensorielle et immersive. L’image épouse à la perfection la rugosité des lieux sans jamais s’y enfermer, comme avec les plans de tomates, la salle des archives, la fonderie, la villa en bord mer, ou encore la maison du quartier populaire et la salle de naturalisation.

La caméra, souvent fixe, observe sans intervenir. Les mouvements, lorsqu’ils existent, se font à peine perceptibles, accentuant le sentiment d’enfermement qui traverse l’œuvre. Les rares moments d’ouverture, notamment à travers l’étendue désertique du second acte, contrairement aux univers plus clos du premier et du dernier qui enclavent la vie d’une jeune femme, offrent un souffle illusoire, une respiration trompeuse dans un cadre qui se referme inexorablement sur ses personnages et sur la dureté de leurs existences.

Il serait ainsi difficile d’imaginer le film sans la justesse inouïe de son trio d’interprètes. Mohammad Hosseini, dans le rôle du jeune adolescent pris dans les rouages d’une politique qui le dépasse, capte l’essence de son personnage sans jamais forcer le trait. Son jeu, minimaliste, repose sur une économie de mots et une expressivité qui affleure dans les moindres expressions. Hamideh Jafari, révélation du film, livre une performance d’une subtilité vertigineuse.

L’actrice habite Leila avec une vérité troublante, nous offrant la perspective d’une fragilité apparente, tout en conservant une certaine force de caractère qui lui fait tenir bon. Quant à Bashir Nikzad, il incarne un patriarche brisé, tout en retenue, dont la présence se transforme en spectre au fil du récit.

Une œuvre iranienne, à portée universelle

Là réside peut-être la seule faille du film. Un rythme qui, par instants, s’étire à l’excès, exagère quelques fois la beauté et la simplicité de la narration. Si la lenteur sied à l’approche contemplative du récit, certains plans paraissent s’attarder au-delà de la nécessité dramatique.

Le troisième acte, en particulier, frôle parfois l’essoufflement, ralentissant une dynamique pourtant jusque-là parfaitement dosée. Cette langueur participe toutefois également à la pesanteur du propos, à l’enfermement progressif du spectateur dans l’univers du film, ce qui rend ces quelques longueurs ; supportables tout de même.

Le film ne se contente pas de raconter, laissant ses spectateurs sans explication ni possibilité de trouver des réponses, mais éprouve, expose, et les contraint à ressentir au plus profond d’eux-mêmes les dilemmes et les douleurs mis en scène, ce qui participe à la force du récit.

Chaque personnage se fond dans un monde qui l’écrase, mais tente, chacun à sa manière, d’y résister. Les liens entre les segments, discrets mais essentiels, assurent la cohésion d’un récit qui, loin de se disperser, se densifie à mesure qu’il progresse, en capturant l’ordinaire d’existences marquées et brutalisées par l’exil, par une beauté sèche et implacable.

Si les thématiques abordées — l’exil, la famille, le deuil — résonnent universellement, elles trouvent ici une force particulière dans leur inscription dans la société iranienne, et dans la tradition d’un cinéma national souvent contraint à la métaphore pour dénoncer l’indicible.

À voir !

Bande-annonce : Au pays de nos frères

Au pays de nos frères – Fiche technique

  • Réalisation : Raha Amirfazli, Alireza Ghasemi
  • Scénario : Raha Amirfazli, Alireza Ghasemi
  • Distribution : Mohammad Hosseini, Hamideh Jafari, Bashir Nikzad
  • Pays de production : Iran, France, Pays-Bas
  • Genre : Drame
  • Durée : 1h35
  • Date de sortie : 3 avril 2025
  • Société de distribution : Pyramide Distribution
Au pays de nos frères (2025)
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