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« Bobigny 1972 » : à l’aube du droit à l’avortement

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Les éditions Glénat publient Bobigny 1972, de Marie Bardiaux-Vaïente et Carole Maurel. Elles y narrent l’affaire Marie-Claire Chevalier, du nom d’une jeune femme de 16 ans traduite en justice pour avoir avorté clandestinement de l’enfant de son violeur.

La vie de Marie-Claire Chevalier a pris un tournant tragique lorsqu’elle a été victime d’un viol à l’âge de 16 ans. Cette expérience traumatisante a été exacerbée par la découverte, quelques semaines plus tard, de la grossesse qui en a résulté. Démunie, déshonorée, craignant d’être traînée dans la boue si elle révélait son histoire, la jeune femme n’a eu d’autre choix que de recourir à un avortement clandestin, avec l’aide bienveillante de sa maman. C’est cette affaire douloureuse qui a été jugée à Bobigny en 1972, dans un contexte particulier où la loi, rétrograde, tendait de plus en plus à s’écarter des réalités sociales et des combats féministes.

Les auteures rappellent très bien les événements qui ont entouré ce procès. L’appel des 343, publié dans le magazine Le Nouvel Observateur en 1971, voyait des dizaines de célébrités déclarer avoir eu recours à l’avortement, un acte alors illégal et parfois lourdement condamné. Parmi les signataires de ce manifeste controversé figuraient Simone de Beauvoir, Catherine Deneuve et Gisèle Halimi. C’est précisément cette dernière qui va prendre en charge la défense de Marie-Claire Chevalier en 1972, quelques années à peine avant la promulgation de la loi Veil, qui visait à mettre (enfin) la loi en adéquation avec son temps. Car l’avortement était alors amplement pratiqué, l’émancipation des femmes passait par le désir de gérer elles-mêmes leur maternité et la justice sociale ne tolérait plus que les riches puissent subir des interruptions de grossesse à l’étranger quand les plus modestes étaient convoquées devant les tribunaux pour les mêmes actes.

Tous ces phénomènes transparaissent clairement dans Bobigny 1972. Confrontée à une grossesse non désirée et aux stigmates sociaux associés, Marie-Claire Chevalier a pris la décision difficile de subir un avortement, réalisé dans des conditions clandestines et risquées. Peu après, elle a été dénoncée à la police, ce qui a mené à son arrestation ainsi qu’à celle de sa mère et de la praticienne qui a réalisé l’avortement. Mais ce qu’on juge dépasse de loin cette seule affaire : c’est une justice désuète, écrite et dispensée par les hommes, pénalisant les femmes et les pauvres, qui fait l’objet de l’attention de Marie Bardiaux-Vaïente et Carole Maurel, qui ne manquent pas de faire état des convictions de l’avocate de la défense en la matière.

Au cours du procès, Gisèle Halimi (dont l’enfance a récemment été racontée en bande dessinée aux éditions Delcourt) a non seulement plaidé pour l’acquittement de sa cliente mais a également utilisé la tribune qui lui était offerte pour critiquer la législation française sur l’avortement et mettre en lumière les difficultés et les injustices auxquelles les femmes étaient confrontées. Le procès a attiré une attention médiatique considérable et a suscité un débat national sur l’avortement. Les témoignages du député Rocard ou du professeur Monod, présents parmi d’autres dans l’album, appuient cette lecture critique des faits législatifs et judiciaires. La détresse de Marie-Claire Chevalier est double, puisqu’au viol s’ajoute le jugement, dans une continuité parfaitement ordonnée de masculinité toxique et d’impuissance féminine.

Alternant le présent fictionnel (le procès) et les flashbacks (le viol, notamment) avec des codes associés (pages jaunies ou non, pointillisme, etc.), Bobigny 1972 comporte plusieurs séquences mémorables. Parmi elles : la perquisition matinale et hâtée des Chevalier, les révélations tardives et poignantes faites par Marie-Claire à sa mère et surtout cette agression sexuelle glaçante, qui n’est pas sans rappeler ce que Maran Hrachyan mettait déjà en vignettes dans le roman graphique Une nuit avec toi, paru également aux éditions Glénat, en septembre. Ainsi, de par son intérêt historique et son souffle dramatique, cet album passionnant constitue l’une des belles surprises de ce début d’année. Il permet de resituer le combat pour l’avortement dans son contexte français originel et de faire état de son urgence perpétuelle, alors même que certains, à l’instar du nouveau président argentin Javier Milei, aimeraient en revoir les modalités.

Bobigny 1972, Marie Bardiaux-Vaïente et Carole Maurel
Glénat, janvier 2024, 192 pages

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