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La Fille du Capitaine, de Pouchkine : l’amour au temps de la révolte

Avec La Fille du Capitaine, publié peu avant sa mort, Alexandre Pouchkine écrit un des grands romans historiques du XIXème siècle, un livre bref mais dense qui se déroule pendant la révolte de Pougatchev et qui permet au grand écrivain russe de livrer une vision subtilement désabusée du pouvoir.

Les textes en prose écrits par Alexandre Pouchkine sont généralement plus connus en France que ses poésies. La raison en tient surtout à la traduction : les textes en vers sont très complexes à traduire, et leur passage au français est toujours insatisfaisant.
Parmi les oeuvres en prose se trouvent des textes comme La Dame de Pique, Doubrovsky ou La Fille du Capitaine.

La Fille du Capitaine date de 1836, un an avant la mort de son auteur, tué dans un duel par le Français D’Anthès. On y retrouve les caractéristiques de la prose pouchkinienne, à commencer par sa brièveté. Les romans de Pouchkine dépassent rarement les deux cents pages. L’auteur russe élague son récit, il en ôte tout ce qui n’est pas strictement nécessaire. Les descriptions, lorsqu’elles existent, ne font que deux ou trois lignes, mais souvent on s’en passe (de cette Fille du Capitaine qui donne son titre au roman, on saura juste qu’elle est blonde). Cette brièveté insuffle au roman un rythme très rapide : il se passe toujours quelque chose dans La Fille du Capitaine, l’action prend le pas sur les descriptions, sans pour autant laisser de côté l’expression des émotions du narrateur.

Piotr Andreievitch Griniov est un jeune noble oisif, qui imaginait bien sa vie se dérouler dans le calme et la tranquillité. Mais son père, ancien militaire, l’envoie servir à l’armée, non pas dans la garde impériale, comme Piotr l’espérait (petit poste tranquille dans les palais de Saint-Pétersbourg), mais dans un régiment perdu du côté d’Orenbourg (dans le sud de l’Oural, proche de l’actuelle frontière avec le Kazakhstan), aux confins de l’Empire. D’abord déprimé par cette idée, le jeune Piotr se laisse finalement séduire par la vie tranquille du fort et surtout par… la fille du capitaine, la jeune Maria (surnommée Macha).

Oui, mais nous sommes en 1773, et la région est bouleversée par une révolte dirigée par Emelian Pougatchev. Se faisant passer pour le Tsar Pierre III (tsar qui a été détrôné par sa femme, qui deviendra Catherine II), Pougatchev unit les Cosaques du Don et des Bachkirs et mène une révolte dont le but est de renverser l’impératrice. Il parvient à s’emparer de plusieurs forts dans l’Oural.
C’est là que l’action du roman, qui jusque-là avait été plutôt psychologique et sentimentale, prend une forte dimension historique. Le petit fort qui sert de garnison à Piotr Griniov est vite assiégé et pris par les forces rebelles. Là aussi, Pouchkine ne s’attarde pas (une petite dizaine de pages pour décrire l’attaque). Cette brièveté renforce encore la violence de l’assaut, et Pouchkine ne cache rien de l’horreur que cela représente, allant jusqu’à montrer le commandant du fort se faire pendre sans aucune forme de procès.

Dans La Fille du Capitaine, il est possible de retrouver les thèmes habituels de la poésie de Pouchkine (surtout de sa poésie narrative, avec des textes comme Le Prisonnier du Caucase, par exemple). D’abord, le choix de situer l’action dans les marges de la Russie, aux confins de l’empire. De nombreux textes de l’auteur racontent l’histoire d’un Russe qui quitte les grandes villes du pays (Moscou ou surtout Saint-Pétersbourg, qui était alors la capitale impériale) pour s’enfoncer dans les plus lointaines contrées, que ce soit le Caucase ou la Sibérie.

Pouchkine a toujours su exploiter la puissance romantique de ces terres perdues, faisant de ces régions reculées, les lieux romantiques par excellence. Les héros de ses récits aiment s’y réfugier pour fuir un “monde civilisé” auquel ils se sentent inadaptés. Cela leur permet de se retrouver face à la nature…
… et de rencontrer d’autres peuples. Là aussi, La Fille du Capitaine se trouve être terriblement “pouchkinien”. L’auteur des Tsiganes aime décrire la vie des différents peuples qui habitent l’empire russe, en particulier ceux qui ont un mode de vie différent : les nomades, les Tataro-Mongols, etc. Les veillées au coin du feu, les chansons tcherkesses, les yourtes, les chevauchées, tous ces détails peuplent l’imaginaire du grand poète.

Autant dire que La Fille du Capitaine cumule tous ces éléments. D’abord, l’histoire se déroule loin de toute société russe organisée, dans les marches de l’empire. Quant à l’assaut, il donne au roman une autre dimension en organisant la rencontre entre le narrateur-soldat et les rebelles. Pouchkine, qui a toujours su créer des images fortes, nous offre des tableaux saisissants : les chants dans les tavernes, les camps improvisés, etc.

Le succès international rencontré par La Fille du Capitaine a fait du roman un des modèles du roman historique. Pouchkine sait mêler ici réalité historique et invention romanesque.
On sait que l’auteur était fasciné par le personnage de Pougatchev. Il avait fait des recherches à son sujet et s’était même rendu sur les lieux de la révolte, entre autres à Orenbourg. De cela avait résulté une Histoire de la révolte de Pougatchev, écrit à peu près simultanément à La Fille du Capitaine.

Dans le roman, Pougatchev n’apparaît pas comme le méchant usurpateur qui veut s’emparer du trône par la force. Même si le personnage est présenté comme frustre, c’est également un homme d’honneur, sans l’intervention duquel le narrateur non seulement ne retrouverait pas la femme qu’il aime, mais aurait perdu la vie depuis bien longtemps. Personnage aussi grandiose qu’énigmatique, Pougatchev est sans doute le centre du roman ; Pouchkine en a fait un de ces personnages de romans historiques qui restent en mémoire, comme le Richelieu d’Alexandre Dumas.

La position de Pouchkine par rapport au chef de la révolte est pour le moins ambiguë. Pour s’assurer que les lecteurs ne prennent pas en grippe le faux tsar, l’écrivain va créer un véritable personnage de méchant, Chvabrine, qui permettra à Pougatchev de passer pour le sauveur du narrateur. C’est à cela que l’on mesure l’audace de Pouchkine : oser ne pas condamner fermement et ouvertement quelqu’un qui s’en est pris au pouvoir autocratique russe.

Il faut dire que l’auteur du Cavalier de Bronze avait des relations plutôt compliquées avec le pouvoir. Exilé à plusieurs reprises, il avait vu plusieurs de ses oeuvres censurées. Alors, certes, le portrait de l’impératrice Catherine II est élogieux. Certes, le narrateur, soldat, reste fidèle à son serment envers la tsarine. Mais l’injustice qui règne dans la dernière partie du roman est assez symptomatique : le narrateur n’avait finalement pas été mis en danger par Pougatchev, mais par l’administration impériale. Cette méfiance à peine masquée envers le pouvoir officiel peut être inspirée par le sort réservé aux Décembristes, groupe qui a tenté une insurrection en décembre 1825 ; Pouchkine était proche de certains d’entre eux et avait à plusieurs reprises demandé leur grâce auprès du tsar, en vain.

Finalement, Piotr Griniov est un homme pris entre deux dirigeants ; plusieurs fois, il affirme que s’il reste lié à l’impératrice en titre, c’est exclusivement en vertu de son serment qui fait de lui un soldat, mais Pougatchev a visiblement gagné son respect, voire sa confiance. Et La Fille du Capitaine se transforme, doucement, en un roman désabusé sur le pouvoir politique.