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« Le Caché de la Poste » : taylorisme, algorithme et ras-le-bol

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Le Caché de la Poste est une enquête par immersion. Le sociologue Nicolas Jounin s’est d’abord documenté sur l’organisation du travail à la Poste, puis a été engagé au centre de distribution de Nanteuil, en région Nouvelle-Aquitaine. Pour mener à bien son enquête, au-delà de son expérience personnelle, il a interviewé des dizaines de facteurs et de cadres de la Poste. Avec une question centrale : pourquoi une telle inadéquation entre les estimations des « organisateurs » et la réalité du terrain telle qu’elle est perçue par les travailleurs ?

Tous les deux ans environ, les postiers voient leurs tournées s’étendre et le nombre des boîte aux lettres qu’ils desservent augmenter, à la faveur d’une réorganisation aussi absconse qu’inévitable. Les repères sont alors mis à mal : le titulaire d’une tournée va la voir émiettée, découpée en petits bouts aussitôt réassemblés avec d’autres, et il héritera d’un nouveau parcours, augmenté, auquel il devra se conformer et s’acclimater, jusqu’à trouver, à force de tâtonnements, un rythme de croisière optimal. Nicolas Jounin s’intéresse beaucoup à ces réorganisations, aux calculs qui les sous-tendent et à la manière dont elles affectent le travail des facteurs. Lors de son immersion à la Poste, il a lui-même été en charge d’une tournée qu’il parvenait avec peine à boucler au bout de sept ou huit heures de travail… alors que l’« organisateur » accordait à ce même circuit de distribution moitié moins de temps !

Les conditions de travail décrites dans Le Caché de la Poste font froid dans le dos. Ce sont des heures supplémentaires régulières, mais non comptabilisées et donc non rémunérées. Puisque les « organisateurs » ont décrété que telle tournée nécessitait autant d’heures, c’est de la responsabilité des facteurs de s’en accommoder. Et ceux qui n’y parviennent pas n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes, puisque le modèle mathématique de la Poste, supposé impartial et infaillible, a donné à chaque parcours une valeur horaire au plus près de la réalité. C’est du moins ce que laisse croire l’entreprise. Nicolas Jounin a une autre opinion, qu’il va étayer pendant plus de 300 pages. C’est désormais un algorithme qui attribue à chaque parcours sa durée idoine, en fonction du niveau de trafic (le nombre de lettres et de colis), d’une schématisation géographique et de normes et de cadences qui s’appliquent à toutes les tâches (monter sur le vélo, trier le courrier, lire une adresse, distribuer une lettre…) et qui se traduisent en centiminutes. On frise souvent l’absurdité kafkaïenne : un recommandé, c’est une minute trente, peu importe le contexte. Dont acte.

Est-ce si étonnant que le nombre de réclamations a doublé en dix ans ? Que le turn-over atteint des proportions insoupçonnées ? Que des facteurs mettent le courrier en « mauvaise direction » pour ensuite le récupérer quelques jours plus tard, afin de rentrer au centre de distribution allégés de quelques enveloppes ? Nicolas Jounin effeuille la Poste avec minutie : ce sont des contrats précaires formant d’autres contrats précaires, des salaires qui stagnent depuis les années 2000, des contractuels de droit privé en augmentation quand le nombre de fonctionnaires diminue, des effectifs passant de 100 000 à 70 000 en vingt ans sous prétexte que le volume moyen se tasse (mais un courrier publicitaire est-il vraiment interchangeable avec un paquet chinois ou une lettre recommandée ?). On le comprend aisément à la lecture de cette enquête : les chiffres sont tordus dans tous les sens jusqu’à rentrer dans les cases qui leur sont assignées. L’ancienne administration, devenue entreprise publique puis société anonyme en 2010, est une entité capitalistique comme une autre. Son résultat d’exploitation oscille entre 700 millions et un milliard, et la maximisation des profits n’y apparaît certainement pas comme un objectif secondaire.

Nicolas Jounin inscrit le métier de facteur à mille lieues des images d’Épinal véhiculées par le cinéma. C’est un travailleur souvent précarisé, chichement rémunéré, devant enfourcher son vélo par tous les temps, lesté de dizaines de kilos de courriers et de colis. C’est quelqu’un à qui l’on demande à demi-mot de transgresser le code de la route, d’assurer de nouveaux services mal objectivés (veiller sur les aînés, prendre des photos pour les assureurs, faire des études d’opinion…), mais aussi d’éviter les engorgements par tous les moyens, et même les moins avouables, tels que les retours à l’expéditeur, les rues éludées ou les avis de passage systématiques. C’est un travailleur soumis aux aléas de son matériel : un vélo à la batterie défaillante, un badge désactivé, une tenue moins adaptée au métier car plus ancienne…

Le Caché de la Poste évoque les origines de la mathématisation des activités de facteur. Une étude menée à la hâte en 1994 a présidé à la schématisation algorithmique des tournées. Nicolas Jounin ajoute en outre que des coefficients de baisse, difficilement explicables, ont depuis été appliqués sur les durées ainsi obtenues. La tentation était alors grande de s’en enquérir auprès de feu Frederick Winslow Taylor, à la faveur d’entretiens fictifs mais édifiants. Le « caché de la Poste » n’en apparaît que plus inacceptable. Qui aurait pu prédire que les 35 heures et la décrue du courrier classique allaient déboucher sur des réorganisations poussant les facteurs à la maladie, voire à la démission ? C’est précisément pour le comprendre que Nicolas Jounin a mené cette enquête passionnante.

Le Caché de la Poste, Nicolas Jounin
La Découverte, février 2021, 384 pages

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