Les éditions LettMotif publient Histoire sexuelle des séries américaines, de Benjamin Campion. L’essai permet de prendre la pleine mesure des évolutions en cours quant aux représentations sexuelles à l’écran.
Dans les années 1970, le cinéma se libère complètement et les représentations, notamment sexuelles, se font plus directes et crues. La télévision, soumise au contrôle de la Commission fédérale des communications (FCC), doit attendre les chaînes câblées, et la fin des années 1990, notamment avec Sex and the City, pour pouvoir porter le sujet plus librement à l’écran. Tous les analystes mentionnés abondent dans le même sens : pendant longtemps, on a plus fait l’amour à la maison qu’à la télévision.
À partir des années 1990, le mot « sexe » s’invite dans le titre des séries (Sex and the City, Masters of Sex, Sex Education…). Le Parents Television Council multiplie les complaintes : entre 2005 et 2010, le nombre de gros mots auraient augmenté de presque 70% aux heures de grande écoute. La Fox et le terme f*** font l’objet de critiques spécifiques. Dans les années 1980, Steven Bochco, scénariste de Hill Street Blues, regrettait pourtant l’univers corseté de la petite lucarne. Il organisera plus tard dans NY Police Blues la rencontre incongrue entre un enfant et une femme entièrement nue dans une salle de bain, scène sur laquelle revient l’auteur, qui multiplie les exemples de ce type durant tout son ouvrage. D’autres créateurs lui ont emboîté le pas et se sont joués de la censure. Citons par exemple Modern Family et sa double autocensure, très provocatrice, du mot en F prétendument placé dans la bouche de la très jeune Lily.
La liberté n’est pourtant pas totale, et elle se dispute dans ses moindres parcelles. Dans Breaking Bad ou The Walking Dead, le nombre d’occurrences du mot f*** est drastiquement limité : un ou deux par saison. Sam Esmail a quant à lui écrit deux saisons de Mr. Robot en multipliant les grossièretés, censurées, avant de faire plier la chaîne USA Network… L’auteur rapporte aussi le cas de la suggestion dans Friends et son kouglof érogène en angles morts, et évoque l’aspect théorique, très teen show, de Sex Education, et ses scènes de moins en moins directes, de plus en plus courtes, voire purement didactiques. Dans The L Word ou Queer as Folk, séries abordées dans une partie portant plus largement sur l’homosexualité à la télévision, Benjamin Campion décrit des représentations négociées, instillant souvent pudeur et distance, s’inscrivant parfois en butte à des lectures hétéro-normées.
Après l’onanisme et le sexe oral, Histoire sexuelle des séries américaines revient sur les représentations du viol, notamment dans les shows HBO : Tobias Beecher dans Oz, le Docteur Melfi dans Les Soprano ou encore Daenerys et Sansa dans Game of Thrones. Les exemples sont légion, et ils ont fait l’objet de critiques récurrentes. Benjamin Campion va ainsi opérer des sauts d’une thématique à l’autre, avec force exemples, et selon des degrés analytiques différenciés. Étonnamment, il sera peu question de Californication ou Nip/Tuck, ce dernier ne figurant même pas dans l’index des œuvres mentionnées. Ainsi, si l’ouvrage est éclairant quant aux tendances générales qu’il dégage, et très juste sur les descriptions qu’il énonce, il livre un aperçu parcellaire (évidemment) qui fait fi de certaines séries qui nous semblent pourtant intimement associées à son objet d’étude (ce qui est un peu plus problématique).
L’essai n’en demeure pas moins passionnant. Et Benjamin Campion se montre souvent généreux dans ses commentaires : en gros plan, il se penche sur une analogie en montage alterné entre Bree découvrant l’orgasme et un évier débordant dans Desperate Housewives ; en plan moyen, il problématise la sexualité des adolescents et jeunes adultes, ainsi que des plus de 40 ans et des Noirs, dans les séries télévisées ; en plan d’ensemble, il revient très longuement, dans la seconde partie de son essai, sur l’essor de la pornographie (aidé par le pay-per-view et les magnétoscopes), le mouvement #MeToo et la pandémie de Covid-19, qui a mis à l’arrêt, simultanément, le monde du cinéma et de la télévision.
Cette dernière partie est riche en enseignements. Partant du constat que les networks sont très encadrés et surveillés par les instances télévisuelles, Benjamin Campion explique comment leurs séries s’affranchissent des conventions, en capitalisant sur ce qui est communément toléré. Ally McBeal détourne ainsi une séquence portant sur la meilleure manière de consommer son premier cappuccino de la journée. Avec deux femmes soumises au regard indiscret de deux hommes, le show érotise, à l’aide d’inserts sur les lèvres, les langues ou les yeux, mais aussi avec des gémissements de satisfaction, quelque chose d’anodin. L’auteur rappelle que le mouvement #MeToo et ses nombreuses révélations ont poussé à s’interroger sur les pressions subies par les acteurs et surtout actrices sur et en dehors des tournages. Car aux abus sexuels d’Harvey Weinstein, il faut ajouter les scènes dénudées pas toujours consenties, comme en atteste le cas d’Emilia Clarke, qui a déclaré ignorer au départ qu’elle devrait se livrer, pour interpréter Daenerys, à une telle exposition anatomique.
Ces problèmes ont mené à l’emploi de coordinateurs d’intimité, interface entre le showrunner/réalisateur et l’acteur.rice appelé.e à jouer des scènes de nu. C’est dans un cadre négocié, avec l’assentiment de toutes les parties, que ces séquences parfois dérangeantes pour les comédien.ne.s devraient idéalement être tournées. Et en seconde intention, cela tend à réduire les divergences de vue quant à l’évolution d’un personnage. Plus loin, Benjamin Campion évoque trucages, prothèses, doublures, mais surtout l’influence du cinéma français d’auteur sur la représentation du sexe à l’écran aux États-Unis, en donnant notamment les exemples de Bruno Dumont, Virginie Despentes et Abdellatif Kechiche.
D’un bout à l’autre, Histoire sexuelle des séries américaines permet de considérer avec acuité ces représentations caractérisées par le tabou, le désir de transgression et le besoin d’authenticité. Sans jamais être empesé, et avec ce qu’il faut d’analyse, cela donne à voir une ligne du temps tacite de la sexualité à l’écran.
Histoire sexuelle des séries américaines, Benjamin Campion
LettMotif, janvier 2024, 400 pages