Gustav Klimt, par Susie Hodge : vie en tableaux d’un peintre fasciné par les femmes

Jules Chambry Rédacteur LeMagduCiné

Les éditions Larousse nous proposent, depuis le 18 septembre dernier, un superbe ouvrage signé Susie Hodge, historienne de l’art, consacré au « magicien des couleurs », Gustav Klimt. Un objet beau et passionnant pour tout amateur de peinture.

Le livre se divise en deux parties : la première, textuelle – bien qu’aérée par des œuvres illustrant le propos –, permet de plonger au cœur de la vie familiale et professionnelle d’un génie pas comme les autres dans la Vienne de la fin du XIXe siècle. Sous forme de petits paragraphes sans lien véritable des uns aux autres, ce sont des pans de la jeunesse de Klimt qui sont contés au lecteur, ses études, ses réussites et ses échecs professionnels. Mais le plus intéressant, c’est de découvrir la psychologie du peintre, qui semblait sans cesse à contre-courant de son époque : en termes de style pictural, comme d’idéaux sociétaux, et, surtout, concernant la représentation et la liberté des femmes. L’auteure s’arrête sur certains des tableaux les plus fameux du peintre, ceux qui firent polémique, ceux qui firent l’unanimité, et surtout ceux qui marquèrent à chaque fois un tournant dans sa vie et dans sa peinture.

En savoir plus sur le contexte d’époque est judicieux, et permet de comprendre par exemple pourquoi Klimt utilisait tant les couleurs : c’est que l’Art académique (usage de couleurs éclatantes) était très en vogue dans la Vienne des années 1880, et Klimt avait appris le métier sous l’égide de cette école. Mais il ne s’y conforma pas longtemps, inspiré par les autres grands artistes de sa génération (Munch, Kandinsky, Matisse) qui repoussaient les limites de l’art dans leur pays respectif. On découvre donc un artiste, plein de génie et de talent, qui s’est imprégné des codes et courants artistiques en vigueur pour mieux se les réapproprier et les dépasser, les transcender en y injectant ses influences de l’art antique et classique notamment, de ses nombreuses lectures, de sa grande connaissance de l’histoire de l’art.

Petit à petit, il développe un style pictural vraiment expérimental et personnel, teinté de symbolisme. Il devient la figure de proue et le président de la Sécession de Vienne, un courant s’efforçant de s’ouvrir aux artistes étrangers, et inversement de faire connaître leurs travaux dans d’autres pays. En bref, Klimt fut l’un des grands noms à combattre l’isolement culturel viennois, fuyant cet entre-soi mondain de la capitale. On retrouve dans ses œuvres des ornements byzantins, des formes aux accents asiatiques, des feuilles d’or qu’il ramena de ses visites en Italie. Klimt était avant tout un grand consommateur d’art, écumant les musées, expositions et autres galeries, à la recherche d’inspirations nouvelles. Et cette immense et insatiable curiosité le poussa à vouloir créer une forme d’art totalisant, qui mêlerait techniques, symboles, mythologies, modes d’expression de toutes les cultures du monde. D’ailleurs, l’usage récurrent de toiles carrées était une manière, selon lui, de représenter le Tout de l’univers.

Cette volonté totalisatrice aurait pu aboutir à des œuvres surchargées, illisibles – certaines le sont, mais sans que ce ne soit un défaut. Au contraire, les peintures de Klimt dégagent à la fois sensualité, pureté, simplicité et profondeur. Les portraits sont d’un réalisme épatant, les paysages presque oniriques, les allégories féminines éminemment érotiques. Rapidement acclamé, le style de la Sécession de Vienne est adopté par les cercles artistiques qui parlent bientôt de « style Sécession », pour désigner des ambiances lumineuses et douces, chaleureuses, printanières, lorgnant parfois vers l’impressionnisme.

L’âge d’or de sa peinture – littéralement –, sera bien entendu ce qu’on appellera le « cycle d’or », à savoir toute une série de tableaux lourdement ornés de feuilles d’or et d’argent, qui feront sa renommée et l’originalité de ses travaux. Vers la fin de sa vie, le doré laissera sa place au bleu, tout aussi éclatant, et peut-être même davantage expressif ; les ornements se feront plus rares, moins chargés.

Toute cette évolution, la deuxième partie du livre permet d’en rendre compte, non sans émerveillement. À l’occasion d’une galerie de tableaux profuse et sobrement annotée, couvrant plus de cent pages, l’évolution du style comme des objets peints se constate aisément. Et surtout, parcourir les innombrables représentations de femmes interpelle sur l’actualité de sa peinture. Klimt avait un rapport particulier avec la gente féminine : on compte de nombreuses liaisons avec ses modèles, beaucoup d’amantes, au moins quatorze enfants illégitimes (mais aucun mariage), et une obsession pour le corps féminin célèbre à travers ses peintures. Il rendait les corps sensuels voire érotiques, jouait sur des allégories pour déconstruire des tabous sexuels de son époque. Il peint beaucoup les femmes fortes, provocantes, redoutables, à commencer par Athéna, représentée avec son armure et ses armes – contre-pied d’une époque qui enjoint la femme à être sage et docile. La nudité explicite de ses nus fait d’ailleurs scandale auprès de la bourgeoisie viennoise, tout comme les regards d’audace qui choquent la bienséance féminine. Son Nuda Veritas sera en ce sens reçu dans un flot d’injures.

« Il donnait à voir toutes les formes de la féminité, symboliques et physiques, en accentuant certains aspects tels que la force, l’enfance, la grossesse, la vieillesse et la perte de beauté physique ». […] « Certains historiens ont décrit Klimt comme un prédateur sexuel. D’autres ont affirmé qu’il exploitait voire haïssait les femmes, mais ses tableaux suggèrent qu’il n’avait que du respect et de l’admiration pour elles, même lorsqu’il peignait la vieillesse. »

Ainsi, l’ouvrage pourrait difficilement être meilleur et proposer un parcours de lecture plus pertinent. La lecture des analyses de Susie Hodge laisse rapidement place à la lecture des tableaux de Klimt lui-même, et leur symbolisme – parfois obscur, mais stimulant – pousse forcément à la contemplation. Et en plus de son contenu, l’ouvrage est d’une qualité remarquable. Le prix (12,90€) aurait pu atteindre le double que ce n’eût pas été scandaleux, tant l’impression des couleurs et l’épaisseur du papier glacé rendent hommage aux tableaux originaux. Un bel objet, qui plus est passionnant. Et des peintures plus actuelles que jamais…

Gustav Klimt, Susie Hodge
Larousse, septembre 2019, 128 pages

Rédacteur LeMagduCiné