Dans le paysage éditorial français, Éric Losfeld émerge comme un pionnier de la bande dessinée pour adultes. Avec sa maison d’édition Le Terrain Vague, il a introduit des œuvres novatrices qui ont repoussé les limites de la narration graphique. Benoît Preteseille en rend compte dans un essai paru aux Impressions nouvelles.
Dans les années 60, Éric Losfeld bouleverse le monde de l’édition après avoir fondé Le Terrain Vague. Avec un intérêt marqué pour le surréalisme et les œuvres avant-gardistes, il lance des titres pour adultes, comme Barbarella de Jean-Claude Forest, inaugurant une nouvelle ère pour la bande dessinée. Son approche éclectique et expérimentale, qui favorise l’originalité et la créativité, change la perception de la bande dessinée en France, lui attribuant une valeur artistique et culturelle comparable à celle de la littérature ou du cinéma. Dans la longue analyse qu’il consacre au sujet, Benoît Preteseille évoque de manière passionnée et documentée la manière dont cet éditeur-libraire a influencé le neuvième art, entre exploration et innovation, en s’insinuant au cœur de genres alors considérés comme marginaux, et en revalorisant le médium, parfois pour contrecarrer la censure.
Le catalogue d’Éric Losfeld se distingue par sa diversité et son approche expérimentale. Les publications du Terrain Vague, à l’image des Aventures de Jodelle et Saga de Xam, explorent de nouveaux territoires graphiques et narratifs, s’éloignant des conventions pour embrasser des thématiques plus complexes et une esthétique avant-gardiste. L’éditeur n’hésite pas à capitaliser sur les innovations techniques ou sur le courant contre-culturel. Cette période est marquée par une volonté d’expérimenter avec les formats, les supports et les techniques narratives, faisant de la bande dessinée un champ d’expression artistique à part entière, que Losfeld a contribué à renouveler.
Tout cela ne s’est cependant pas fait en un tournemain, et Le Terrain Vague connaît des défis, notamment financiers et judiciaires, liés à la censure et à une gestion parfois hasardeuse. L’inexpérience des auteurs, les contraintes économiques, les divergences ont conduit à l’abandon de certains projets, mais l’essentiel est évidemment ailleurs. Car le rôle de Losfeld en tant que pionnier demeure incontestable. Son engagement pour la liberté d’expression et l’innovation artistique inspire la création de nouvelles structures éditoriales et laisse un héritage symbolique fort, évoquant la lutte pour l’indépendance créative et la reconnaissance de la bande dessinée comme forme d’art majeure.
Éditer des bandes dessinées pour adultes n’énonce pas autre chose : son auteur revient sur le parcours éditorial d’Éric Losfeld et explique comment il a posé sa marque sur un médium aux exigences accrues et aux possibilités désormais étendues. Il suffit de se référer au panorama de la collection pour comprendre à quel point l’éditeur a pu reconfigurer la bande dessinée française : Pravda la survireuse, Le Mystère des abîmes ou Scarlett Dream, encouragés par le succès de Barbarella, apportent tous une identité forte, une latitude artistique, en plus de faire émerger ou consacrer des auteurs qui n’auraient peut-être pas pu s’exprimer ailleurs. Et qui, comme Philippe Druillet, ont souvent été eux-mêmes inspirés par les publications du Terrain Vague.
L’éditeur a privilégié dans son catalogue des œuvres audacieuses, tant graphiquement qu’en termes de représentation de la sexualité et de la violence. Il a mis en avant des personnages féminins forts et indépendants, sexualisés, et parfois objetisés. Cela lui a valu des critiques, légitimes. Et de pareilles réserves ont également porté sur les thématiques de gauche qui tapissaient ses œuvres, présentes mais sans réel engagement profond. Benoît Preteseille examine avec acuité et nuance ces divers éléments.
Le positionnement haut de gamme des publications de Losfeld, tant en termes de prix que de qualité de fabrication, ainsi que les difficultés rencontrées dans le renouvellement de son catalogue, ont contribué à éloigner un public plus large. Mais qu’importe, aujourd’hui, l’influence de Losfeld et de sa maison d’édition se fait toujours ressentir dans le monde de la bande dessinée pour adultes. Les auteurs et les éditeurs contemporains continuent d’explorer des voies ouvertes par Le Terrain Vague, en cherchant un équilibre entre innovation artistique et accessibilité culturelle. En brisant les conventions et en défendant une vision artistique audacieuse, l’homme a rendu possible une appréciation renouvelée de la bande dessinée comme médium artistique et culturel à part entière. Un fait dont témoigne abondamment l’ouvrage.
Éditer des bandes dessinées pour adultes, Benoît Preteseille
Les Impressions nouvelles, février 2024, 296 pages