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« De Delacroix aux surréalistes » : retour sur un siècle de livres

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

On le sait : au cours de leur histoire, la littérature et l’art ont souvent eu partie liée. En se penchant avec érudition sur la période 1830-1930, Julien Bogousslavsky narre une expansion continue : celle des illustrations qui investissent les livres – de Delacroix à Gauguin –, celle des dessinateurs qui mettent en mots après avoir mis en images, ou celle des auteurs effectuant le chemin inverse. En compagnie de Picasso, Delaunay, Manet, Zola, Courbet ou Verlaine, le lecteur est invité à parcourir « cent ans de pérégrinations, durant lesquels art et littérature foisonnèrent et s’enchevêtrèrent de la façon la plus proche ».

De Delacroix aux surréalistes est tout d’abord un beau-livre qui en mérite amplement le titre. Son format de 24.6 sur 29 centimètres, sa couverture robuste, son papier et sa reliure raffinés, ses illustrations foisonnantes et précieuses engagent les sens avant même que ses premières lignes ne soient explorées. L’éditeur Ides et Calendes n’a manifestement pas lésiné sur les moyens pour mettre à l’honneur les grandes figures littéraires et artistiques ici réunies par Julien Bogousslavsky.

Illustrations et impressionnisme

Il ne faut pas attendre longtemps avant que les rapports étroits et complexes entre la littérature et l’art ne se dévoilent au lecteur. Le premier texte de l’ouvrage est en effet consacré au « faux livre illustré » de Goethe et Eugène Delacroix. Ce dernier vit ses lithographies placées entre les paragraphes du romancier allemand par l’éditeur Motte, alors qu’il aspirait initialement à en constituer une suite. Un problème de conception qui s’ajoute au fait que Delacroix s’est certes inspiré de l’œuvre de Goethe mais sans en avoir lu la traduction d’Albert Stapfer, laquelle fut pourtant accolée à ses dessins exécutés sur pierre.

Plus loin est évoqué le cas emblématique d’Édouard Manet. Julien Bogousslavsky commence par rappeler la position particulière du peintre dans l’avant-garde de l’art moderne et de l’impressionnisme. Il resitue surtout ses amitiés littéraires, constituées notamment de Mallarmé, Baudelaire, Nadar ou Zola. Ce dernier, fasciné par le peintre, rédigea la première monographie lui étant consacrée. Il se dressa contre la critique de l’époque, incapable selon lui d’appréhender avec justesse les qualités figuratives des toiles d’Édouard Manet – mais aussi de Paul Cézanne. En retour, le peintre réalisa son portrait. L’histoire ne s’arrête pas là : dans la bibliothèque personnelle de Manet figuraient en effet des ouvrages dédicacés de Baudelaire, Banville, Duret ou Richepin.

Les impressionnistes, brocardés par la critique à la fin du XIXe siècle, trouvent des appuis précieux parmi les écrivains, le moindre n’étant certainement pas Edmond Duranty. Ce dernier écrivit en effet le premier ouvrage leur étant consacré. Ses relations personnelles avec les peintres de l’avant-garde n’ont certes pas toujours été paisibles. Il y aura notamment un différend notable avec Manet, ponctué par un duel à l’épée, en raison de commentaires jugés désobligeants concernant le Salon de 1869. Mais Duranty n’en loue pas moins cette « nouvelle peinture » que la critique prend pour quantité négligeable.

Divisionnistes, dadaïstes, surréalistes…

Julien Bogousslavsky parcourt un siècle jalonné de porosités artistiques. Il évoque Victor Hugo dessinateur, « dont la production apparaît aujourd’hui comme un des plus importants témoignages de l’art romantique ». Il met au crédit de quelques journalistes et écrivains comme Gustave Kahn ou Félix Fénéon (auteur anarchiste et l’un des premiers spécialistes du néo-impressionnisme) d’avoir défendu les expériences divisionnistes du groupe de Georges Seurat. Il présente la bande dessinée artisanale de Paul Gauguin, dont les histoires apparaissent structurées en plusieurs cases et les légendes, rédigées de façon phonétique.

À la fin des années 1840, des expériences haschischines menées par le docteur Jacques-Joseph Moreau de Tours réunissent à l’hôtel Pimodan, sur l’île Saint-Louis, Baudelaire, Delacroix, Gautier, Boissard ou encore Dumas. Lancées en vue de comprendre ce que ressentent les malades victimes d’hallucinations, ces séances sous l’influence de chanvre indien nous ont notamment légué des dessins du célèbre neurologue Jean-Martin Charcot.

Si la somme des sujets évoqués ne saurait être ici résumée, mentionnons tout de même les entrées dévolues aux lithographies de Pierre Bonnard pour Paul Verlaine, aux livres d’artiste (William Blake faisant figure de précurseur), à l’ouvrage Alcools de Guillaume Apollinaire illustré par un dessin cubiste de Picasso, à l’avant-garde dadaïste, aux documents d’Henri Laugier sur la Grande guerre (correspondances, gouaches, photographies, etc.) ou encore au surréalisme germant à la fin des années 1910, allant d’André Breton à Salvador Dali en passant par Tzara.

Le surréalisme, occupant largement la fin de l’ouvrage, constitue d’ailleurs l’une de ses parties les plus captivantes. Reconnu officiellement après la promulgation du Manifeste d’André Breton en 1924, il fut initié par des artistes indignés par la guerre et ses conséquences, et rejetant le symbolisme bourgeois qui l’a précédée. Breton, Aragon et Soupault en furent « les trois mousquetaires », bientôt rejoints par Éluard, Rigaut, Péret, Desnos et Crevel. Max Ernst, bien au fait du pouvoir des images, qu’il exploita dans des collages restés célèbres, fut le premier peintre du mouvement. Picasso, bien que lui étant proche, en resta indépendant. Cela n’empêche pas Julien Bogousslavsky de revenir sur son eau-forte pour Clair de Terre, ainsi que sur la reliure photographique de Paul Bonet. Les chassés-croisés artistiques et les rapports parfois inharmonieux ou conflictuels entre les représentants du surréalisme se voient parfaitement contés par l’auteur. Dali, figure ô combien emblématique du mouvement, en fut ainsi exclu en 1934 après un procès présidé par Breton.

Mais ce n’est finalement qu’une histoire parmi les centaines qui jalonnent cet ouvrage plaisant, très documenté et richement illustré.

De Delacroix aux surréalistes, Julien Bogousslavsky
Ides et Calendes, octobre 2020, 366 pages

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