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« Nasser, archives secrètes » : indiscrétions géopolitiques

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

À sa mort en 1970, Nasser est une personnalité politique de renommée mondiale. Fin manœuvrier lors de la crise du canal de Suez en 1956, instigateur du mouvement des non-alignés, il est la figure incontestable du panarabisme. Charismatique, énigmatique, on lui prête volontiers des intentions belliqueuses dans les chancelleries occidentales. Hoda Nasser, sa fille, ancienne conseillère et gardienne de sa mémoire, dévoile aux éditions Flammarion des archives secrètes qui mettent à mal les images d’Épinal dont on a pu l’affubler.

Qui mieux que Hoda Nasser, la propre fille de Gamal Abdel Nasser, pour raconter l’ancien président de la République arabe unie ? Plusieurs années après la mort de sa mère, celle qui est devenue Professeure de sciences politiques après avoir été au service de son père, revient dans la maison familiale de Manchiyat el-Bakri, au Caire, et se décide enfin à parcourir le bureau et les effets personnels de l’ancien chef d’État égyptien. Ce qu’elle y découvre est d’une valeur inestimable : plus de 2650 feuillets rédigés de sa propre main, des commentaires personnels, des enregistrements de séances du Conseil des ministres, des esquisses de discours, des coupures de presse, plusieurs correspondances… Mûrit alors peu à peu le projet de trier, traiter et décliner cette matière abondante dans un ouvrage éclairant Nasser d’un jour nouveau, et mâtiné de ses souvenirs personnels, de fille, de confidente et enfin de conseillère.

Ce qu’on y découvre ne saurait être résumé. C’est une incursion extrêmement documentée dans les coulisses du pouvoir égyptien. C’est une plongée dans les intentions profondes d’un des dirigeants les plus importants du XXe siècle. C’est une promenade géopolitique à la croisée des chemins, entre l’Union soviétique, les États-Unis, Israël, Cuba, l’Arabie saoudite, le Yémen ou encore le Koweït. Nasser apparaît moins expansionniste que son image le laisse supposer. Il semble nanti d’une compréhension très fine des affaires militaires et géopolitiques. À mesure qu’on avance dans ces Archives secrètes, on quitte le raïs archétypal pour l’homme complexe, intuitif et mesuré, capable de jouer des antagonismes pour faire avancer sa cause. Parmi les principaux faits d’armes contés, il y a le pressentiment, quelques jours avant la Guerre des Six jours, d’une attaque israélienne imminente. Nasser observe la montée du niveau d’alerte et les dispositions prises en direction du peuple juif, qu’il compare aux actions menées en 1956, et il en déduit que Tsahal se prépare à une attaque. Témoignage du général Fawzy : « Le président met en garde et le commandement militaire ne répond pas. » Suite à la débâcle arabe, le maréchal Amer est démis de ses fonctions. S’ensuivra une tentative de coup d’État étouffée dans l’œuf par Nasser.

Dans une interview accordée au Sunday Times en mars 1956, le dirigeant égyptien nie chercher à ouvrir l’Afrique aux communistes et explique concourir avant tout à l’indépendance et la défense de son pays, cela passant notamment par l’achat d’armes à l’URSS. Quelques années plus tard, en 1959, un échange de lettres avec Nikita Khrouchtchev permet de prendre la mesure des relations russo-égyptiennes. Nasser écrit à son homologue soviétique : « Nous nous sommes trouvés obligés de défendre notre pays contre l’activité des organisations communistes au sein des frontières de la République arabe unie et contre l’appui que vous avez procuré au Parti. » Les relations entre les deux pays évolueront en dents de scie, rien ne permettant réellement d’accréditer les craintes des Occidentaux quant à une entente commune hostile à leurs intérêts.

Ces Archives secrètes sont aussi l’occasion de creuser le parcours et la personnalité de Nasser. Ses années dans l’armée lui ont valu un amer désenchantement et une volonté de rompre avec l’arbitraire qui y prévalait. Une fois au pouvoir, il subit les pressions occidentales, notamment financières, lorsque les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Banque mondiale se désengagent du financement du Haut Barrage sur le Nil. En réaction, et pour signifier à tous son indépendance, il nationalise le canal de Suez, dont les dividendes revenaient jusque-là essentiellement aux Français et aux Britanniques. On trouve plus tard, dans le chef de Nasser, la même résistance, cette fois portée à l’encontre du bloc communiste, notamment lors de la révolution irakienne. Naturellement, les États-Unis en profitent pour reconsidérer leurs positions vis-à-vis de la République arabe unie, mais Nasser décline toute aide extérieure. Il ne veut apparaître inféodé à personne.

Par un travail méticuleux de recensement et de mise en perspective, Hoda Nasser éclaire d’un jour nouveau l’histoire de son père. Une entreprise à laquelle contribue grandement la publication d’un Journal de guerre palestinien inédit. Mais ce n’est pas tout : son ouvrage aide à mieux appréhender certains des grands événements du XXe siècle et à saisir plus précisément quelles étaient les intentions des parties prenantes. Car derrière Nasser se tapissaient des rivalités géopolitiques, des intérêts commerciaux et une série de conflits plus ou moins déclarés (Palestine, Koweït). La lecture d’une lettre adressée au président américain Kennedy suffit probablement à mieux cerner les grandes préoccupations du chef d’État égyptien : sur les terres palestiniennes spoliées, sur l’armement considéré comme indispensable à la pérennité de la République arabe unie, sur sa volonté d’une entente cordiale et d’un respect mutuel. Les archives en témoignent cependant : dans les relations internationales, les vœux demeurent souvent pieux.

Nasser, archives secrètes, Hoda Nasser
Flammarion, septembre 2020, 368 pages

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