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Le bien et le mal chez Miyazaki : tourment sans-visage et liberté nécessaire

Roberto Garçon Redacteur sur le MagduCiné

« Ceux qui ne bougent pas ne sentent pas leurs chaînes  » disait Rosa Luxemburg. Miyazaki, lui, fait trembler les chaînes jusqu’à ce qu’elles deviennent assourdissantes. Dans ses œuvres, personne n’est fondamentalement mauvais. Mais il y a ceux qui sont libres et ceux qui ne le sont pas. Et pour tous, le mal est sans-visage.

Le bien et le mal ? Notions troubles évidemment que les auteurs n’ont jamais cessé d’interroger. Mais il y a dans les longs-métrages d’animation une essentialisation de ces notions qui se caractérisent de manière vive dans les coups de crayon. Pensez à l’apparence de la sorcière horrible de Blanche-Neige ou la terrible Yubaba dans Le Voyage de Chihiro. Le vil Jafar d’Aladdin, le cicatrisé Scar du Roi Lion ou le sanglier possédé de Mononoké. Généralement, quand on est méchant… ça se voit ! Ici, la comparaison entre les œuvres d’animation de Disney et celles de Ghibli (et plus précisément Miyazaki) n’est pas anodine. Pendant longtemps, le studio américain a pris le mal au pied de la lettre pour offrir des fables universelles mais résolument manichéennes. Au même moment, Hayao Miyazaki décidait d’explorer les ténèbres sans jamais oublier que la lumière peut y surgir. En 1988 déjà, Totoro, sous une apparence presque monstrueuse, ne s’avérait n’être qu’un géant inoffensif. Un an plus tard, le réalisateur japonais proposait avec Kiki la petite sorcière le quotidien d’une héroïne magique sans que jamais un ennemi ou une prophétie ne viennent à son encontre. Au sein de ces deux œuvres, Miyazaki disrupte un genre qui était en train de se codifier pour offrir des films dénués de dualité entre le bien et le mal. Qui pourrait citer un méchant dans Mon Voisin Totoro ? Il y a bien un mal dans le film : le cancer de la mère des deux jeunes filles. Mais la maladie apparaît comme une tension contre laquelle on ne peut rien faire. Le poids du monde ne pèse à aucun moment sur les filles. Elles sont enfants. Et comme enfants, elles ne peuvent lutter contre les obstacles du monde adulte mais elles s’avèrent bien plus puissantes quand il s’agit de s’évader, rêver et vivre des aventures autour de la maison.

L’homme et le cochon

Miyazaki place les obstacles à la hauteur de ses personnages. A aucun moment Mei et Satsuki n’avaient besoin de combattre de terribles créatures dans la forêt pour grandir. De son côté, la nouvelle vie de Kiki représente bien des aléas pour que ne vienne s’y glisser une confrontation contre le mal absolu. Et c’est là qu’on reconnait le véritable travail d’auteur de Miyazaki : tout est concentré autour des personnages, leur caractère et le sens de leurs actions. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’on ne retrouve aucun antagoniste ou aucune forme de mal dans les films du réalisateur. Les apparences sont parfois trompeuses. Dans Porco Rosso, un pilote transformé en cochon est au cinéma. Il regarde un dessin-animé où l’on voit un personnage héroïque, au design très similaire du Mickey des années 20, envoyer valdinguer un méchant cochon.  Dans le dessin animé, c’est ce simili-Mickey le héros. Mais dans le film, le héros c’est le cochon. C’est lui le résistant, lui qu’on admire. L’apparence joue contre le personnage mais il s’avère être celui avec les valeurs les plus nobles. « Je préfère être un cochon décadent plutôt qu’un fasciste » finit-il par dire dans cette salle de cinéma. D’ailleurs, les stupides pirates de l’air ne sont même pas de terribles adversaires. Ils sont prêts à changer d’avis dès lors que la situation leur est expliquée clairement. La confrontation entre Curtis et Porco est traitée avec amusement et légèreté. Ils sont ennemis, oui. Mais aucun n’est deux n’est fondamentalement vil. Peut-être sont-ils juste un peu bêtes.. Mais il y a tout de même des ténèbres que le réalisateur a à cœur de traiter. Prenons le sublime Voyage de Chihiro. Qui en est l’ennemi ? A priori, on répond tous en cœur Yubaba. Rappelez-vous cette sorcière terrifiante à la tête gigantesque. Curieux mélange entre la Reine de Cœur du pays des merveilles et la créature russe Baba Yaga, elle est la patronne redoutable d’un établissement de bains publics. C’est elle qui transforme les parents de la petite Chihiro en cochons (décidément), elle qui prive tous les employés d’un nom et d’une identité. Est-ce son apparence qui fait d’elle une être terrible ? Non. Sa jumelle Zeniba est une sorcière bienveillante et isolée du monde.Encore une fois, nous en revenons aux personnages et aux sens de leurs actes. Chez Miyazaki, ce ne sont jamais les apparences ou les étiquettes qui conditionnent un personnage. A priori, le Sans-Visage n’a pour ambition que de dévorer tout ce qui passe sous son passage. Il porte un masque de nô qui symbolise la dissimulation de soi et la confusion d’identité dans le théâtre traditionnel japonais. Dans le film, sa folie sera terrible car, animé d’un appétit gargantuesque, il sèmera le trouble dans les bains publics. Mais Chihiro décide de voir en lui plus qu’un fantôme démoniaque. Elle lui fera confiance et l’emmènera vers un havre de paix chez Zeniba. Pour tous les employés du bain, Yubaba est complètement intransigeante. Mais face à son bébé (géant), elle devient une mère complètement protectrice et dépassée. Bébé qui sous ses airs capricieux deviendra plus responsable et courageux au cours de l’aventure. Le tourmenté et ténébreux Haku, dont on comprend des actes passés discutables, trouvera la paix lorsqu’il découvrira son identité profonde : celle d’un esprit de la rivière. Car ce que dénonce Miyazaki ce n’est ni l’homme de main douteux, ni l’étrange créature, ni la méchante sorcière. Ce qu’il pointe du doigt, c’est un système qui, dans une célébration de l’argent et de la consommation, invisibilise et détruit peu à peu ses victimes. Dans les bains de Yubaba, tous sont privés de noms et d’identité. L’évasion pour Chihiro n’est possible que lorsqu’elle arrive à reconnaître ses parents transformés parmi une pléthore de cochons. Les apparences, toujours les apparences… Mais ses parents n’y sont pas et elle le sait. Elle refuse de se prêter à ce jeu d’étiquettes et de cases. Quand elle dit non au Sans-Visage, qui lui propose richesses et gourmandises, elle dit non à un système basé sur l’accumulation et le profit. Non, Chihiro ne se laissera pas oublier.

Briser les chaînes

C’est à travers la liberté et la découverte d’un ailleurs, d’un autre-vivre, que Miyazaki offre une rédemption à ses personnages. « Ceux qui ne bougent pas ne sentent pas leurs chaînes  » disait Rosa Luxemburg. Alors le réalisateur japonais fait trembler les chaînes pour qu’elles soient plus bruyantes et visibles. Pour ses personnages oui, mais pour les spectateurs aussi… Le fond du message n’étant pas que le mal n’existe pas, mais qu’on peut le sauver. Le poète autrichien Rainer Maria Rilke écrivait « Let everything happen to you. Beauty and terror. Just keep going. No feeling is final. » C’est une logique que le réalisateur intègre à ses personnages, aucun mal n’est définitif. A toute forme de maux, il y a un remède. Dans Princesse Mononoké, cette idée est à prendre au pied de la lettre. Un malheur semble affecter les créatures de la forêt. Les animaux se transforment en monstres déchaînés. La source de cette situation semble d’ordre naturelle. Tout le long du film Miyazaki oppose des groupes différents du vivant : Ashitaka, les sangliers, Dame Eboshi et son armée, San, le Dieu-Cerf.. Difficile de comprendre qui sont les gentils et les méchants… Mais en faisant cela, Miyazaki propose un pamphlet écologiste d’une complexité rare. Traditionalisme, progressisme, industrialisation, naturalisme… De nombreux concepts de pensées s’affrontent dans le film mais n’apportent que du sang. Chacun a son tour incarne le mal. Le Dieu-Cerf, décapité, devient une masse informe et destructrice. Est-elle malintentionnée ou simplement le résultat d’un bousculement de l’ordre naturel ? Dans Princesse Mononoké, personne n’est méchant… ou plutôt tout le monde l’est. Les sangliers qui ont cédé à la violence et la fierté, Dame Eboshi qui dégrade la nature pour le bien de ses habitants, San qui ne se guide que par la colère..  Au milieu de ça, Ashitaka agit comme un agent du bien essayant de faire communiquer ces mondes a priori distincts. Tout au long de l’histoire, tous apprendront une réalité qui les dépasse, dépassant progressivement les idées préconçues qu’ils avaient sur les autres. Le film plaide pour une acceptation des autres et un équilibre entre le monde naturel et le monde des hommes. La plus grande réussite de Miyazaki est de traiter ses personnages au même niveau que ses spectateurs. Nous sommes les employés de l’établissement de bains qu’il veut libérer, les êtres de la forêt dont il guérit les maux, les monstres dont les apparences ne comptent pas. Le mal chez Miyazaki, c’est celui qui contamine nos sociétés, celui que nous pouvons combattre. L’individualisme, le rejet de l’autre, l’appropriation, l’égoïsme, le repli de soi… Et le bien dans tout ça ? Il n’a jamais été aussi vivant que dans ces films. Tout le monde peut être sauvé, chaque acte compte. Mais pour sûr, rien ne se fait seul. C’est évidemment Miyazaki qui résume le mieux sa propre démarche : « Ce que j’ai appris, et qui est au fond le plus important, c’est qu’il faut toujours montrer aux enfants que c’est une très bonne chose qu’ils fassent partie de ce monde, qu’ils soient parmi nous. Il ne faut jamais introduire auprès d’eux la moindre notion de désespoir. Même dans le cas d’un film aussi tragique que le Tombeau des lucioles : oui, les petits personnages du film vont mourir, mais ils auront auparavant fait de leur mieux, et c’est cela qui compte. » Alors ne désespérons et faisons de notre mieux.