Dans un essai intitulé Critica de la razón precaria (Critique de la raison précaire), le philosophe espagnol Javier López Alós explore les conséquences, profondes et plurielles, de la précarité intellectuelle sur la construction de la pensée et les libertés individuelles. Il met en évidence la précarité en tant que phénomène social, qui affecte plusieurs aspects de la société contemporaine, s’inscrivant dans des logiques productivistes et financières souvent inconciliables avec la recherche académique.
Selon Javier López Alós, il tient de l’évidence que la précarité, plus qu’une simple affaire individuelle, doit s’appréhender comme un fait social qui touche tous les domaines de la vie. C’est sous la triple casquette d’intellectuel, d’insider et de chômeur qu’il a pris le parti de questionner les fondements d’une raison devenue précaire : les affects générés, les réactions individuelles et collectives face à la précarité, ses conséquences sur la vie intellectuelle et la production de pensées et les logiques productivistes en œuvre dans le monde universitaire et culturel.
Javier López Alós souligne que la précarité n’est pas seulement une question individuelle, mais une condition existentielle qui engendre des émotions tenaces telles que le ressentiment et le désir de reconnaissance. Placés dans une situation de vulnérabilité, sans perspective à long terme et dans un état de stress permanent, les travailleurs du savoir et de la raison se voient peu à peu broyés par les mêmes rouages que ceux que l’on observe dans le monde médiatique : instantanéité, soumission relative à des tiers (là les annonceurs, ici les mécènes), logique économique prenant le pas sur la construction de la pensée…
L’auteur aborde les défis auxquels sont confrontés les individus en situation de précarité intellectuelle. Il questionne l’équivalence souvent établie entre jeunesse et instabilité, soulignant les promesses non tenues de protection de la jeunesse par les générations précédentes. Il met également en lumière l’auto-exploitation des précaires intellectuels, qui acceptent des conditions insatisfaisantes au nom d’un soi-disant enthousiasme, contribuant ainsi à la reproduction des logiques qui créent la précarité. Javier López Alós va plus loin en notant l’importance de la disponibilité mentale pour la liberté intellectuelle, souvent entravée par l’instabilité. Il examine, parfois un peu rapidement, les logiques productivistes dans le monde universitaire et culturel, qui imposent des mécanismes de compétition et de survie plutôt que de collaboration et de vision à long terme.
De là découle un enseignement fondamental : les conditions précaires dans lesquelles évoluent les intellectuels limitent leur capacité à produire une pensée critique et novatrice. Pis, les menaces que cette précarisation fait peser sur le droit à l’information, les savoirs et la pensée critique paraissent bien réels, presque tangibles. Dans un contexte où la rentabilité économique est le critère dominant, il devient difficile, selon l’auteur, de dénoncer et de corriger les situations d’injustice. La pression pour attirer l’attention sur les réseaux sociaux et l’obsession de la visibilité conduisent à une superficialité de la pensée et à un renoncement à la pertinence. Les exigences de l’immédiateté et de la consommation rapide, déjà énoncées, entraînent une dégradation de la qualité de la pensée et de la culture.
En dépit de quelques généralités, Critique de la raison précaire résonne comme un appel utile à une résistance collective face aux conditions précaires dans lesquelles évoluent les intellectuels d’aujourd’hui. Javier López Alós évoque la formation des habitudes et encourage la création d’espaces propices à la coopération et au savoir. Il met en avant l’importance de repenser notre rapport à la précarité intellectuelle et de promouvoir des conditions de vie dignes pour tous. Une réflexion nécessaire pour préserver les libertés individuelles et pérenniser la construction des idées.
Critique de la raison précaire, Javier López Alós
MkF éditions, mai 2023, 207 pages