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Le cinéma des Wachowski : synonyme de liberté

Dans une époque où la représentation des minorités prend une nouvelle ampleur dans le cinéma, dans cette même époque où les grandes industries hollywoodiennes se font l’étendard de la tolérance, d’une liberté qui se débarrasse des chaînes du passéisme, de la diversité et qui, dans un sens, tentent de prendre le pouls du réel, les films et leurs pouvoirs prennent alors une dimension toute autre. 

C’est à mettre à l’honneur d’un système qui se sent de plus en plus concerné par les changements sociaux mais aussi, égoïstement et cyniquement, fonctionne par cible. D’un point de vue économique, il doit inévitablement se mettre au diapason d’une communauté de spectateurs grandissante. A l’image de films comme Black Panther ou même Captain Marvel qui matérialisent l’essence même de la nouvelle mission du MCU : construire des œuvres qui détiennent une volonté farouche d’embrasser une communauté chaque jour plus importante et à l’identité plurielle. C’est une chose qui a néanmoins ce mérite de faire naître des souvenirs au plus grand nombre, de ne laisser personne sur le bas côté de la route cinématographique et de créer une identification super héroïque diverse, pour tous. Mais derrière cette couche aux intentions merveilleuses, contenant un symbolisme fluctuant et rassembleur, se pose la question du système et sa bonne conscience toute relative : c’est Xavier Dolan, à travers ses dernières interviews et son film Ma vie avec John F. Donovan par exemple qui s’interrogeait dernièrement sur la véracité idéologique de ce système et sur l’inclusion réelle ou factice des minorités dans la sphère des métiers du cinéma. La représentation a changé, la visibilité aussi, mais la mainmise, la qualité et les décisionnaires de cette même représentation ont-ils réellement changé de visage?  La réponse, pour faire simple, on la connaît sans doute tous, malheureusement. 

Suite à ces questions qui mériteraient un développement bien plus fourni, derrière cette « nouvelle » tolérance palpable mais hypocrite des grandes institutions, le sujet ne s’avère finalement pas autant révolutionnaire qu’on ne peut le penser : le cinéma a déjà vu en son sein d’innombrables films traitant cette inéluctable quête d’identité, qu’elle soit individuelle et/ou communautaire au demeurant. Pourtant, quand on parle de liberté au cinéma, de scruter ce fameux système hollywoodien binaire et capitaliste, quand on commence à débattre sur la puissance des choix de certains personnages dans différents films, quand on imagine un cinéma fait d’influence, de revendication de mœurs, de respect du genre et de multi culturalisme autant sociétal qu’artistique, un nom vient en tête très rapidement : celui des sœurs Wachowski. Et c’est ce qui nous intéressera dans cet article : un duo de réalisatrices qui a marqué une génération, voire même deux à travers leur manière d’appréhender la liberté, l’identité, la définition du soi-même et la symbolique que cela occasionne dans leur cinéma. 

Art, magique et virtuose, qui lui, s’avère d’une sincérité évidente comme nous le démontre l’épisode final de leur série Sense8 qui symbolise l’apothéose identitaire et militant de leur filmographie. Cependant, les sœurs Wachowski n’ont jamais méprisé le médium qu’est le cinéma au profit d’idées symboliques : c’est au contraire grâce au pouvoir du cinéma, à sa technicité et à leur amour du cinéma de genre que les sœurs Wachowski ont toujours matérialisé ce sentiment de liberté avec des œuvres qui, malgré l’abondance de leurs références, ne ressemblent à aucune autre. 

Bound, la première fracture avec le cinéma de genre

Dès leur premier film Bound, les cinéastes mirent en place un univers singulier qui abandonna toute forme de cadre: un environnement qui veut se sortir du piège des règles, autant patriarcale que du genre en lui-même. Ce film est un  polar noir, composé de l’habituelle femme fatale voluptueuse, de ses mafieux indélicats, mais qui voit apparaître l’intrusion originale du rôle de Corky, femme aux traits anguleux et durs mais qui, avec cette protagoniste, se joue des codes inhérents au genre. Rôle qui va permettre de parfumer l’œuvre d’une nouvelle forme et d’une acceptation autre, notamment par le prisme d’une histoire d’amour lesbienne et ce penchant pour un féminisme sous toutes ses coutures, comme en atteste le personnage de Violet, qui sous ses attraits et courbes de femme fatale, n’a de cesse de vouloir se dépêtrer de cette image sexualisée. C’est alors qu’une notion devient le point d’orgue des personnages existants dans les longs métrages des deux sœurs Wachowski: celle d’avoir le choix, le choix de se construire par les actes, mais aussi par sa connexion avec le monde qui l’entoure. Dès le départ, ce qui fait la différence entre les produits marvellisés d’aujourd’hui (sans vouloir tomber dans la critique gratuite) et le cinéma des Wachowski, c’est de comprendre que la bataille communautaire et identitaire ne se gagne pas par la communication ni la profusion d’une bienséance publicitaire mais par son amour du cinéma et son respect du médium. La scène d’amour entre Violet et Corky en est l’exemple même: au delà de l’existence de cette dite scène dans un polar noir, c’est sa beauté graphique, son montage et sa sensualité bienveillante qui rend la scène admirable et pertinente à bien des égards, tant sur la forme que sur le fond. Avec ce premier film, les sœurs Wachowski démontrèrent un talent certain pour le cadrage aux multiples insertions, un amour pour le genre doté de codes et une science minutieuse du montage : heureusement, ce n’était que les prémisses de leur immense univers.  

La trilogie Matrix : le cinéma comme synonyme de liberté et d’inventivité 

Alors que Bound se concentrait sur la domination masculine et se questionnait sur la place de la femme dans le monde tout en modifiant la dimension de l’imagerie féminine dans le cinéma de genre, Matrix et sa trilogie accentuera la genèse de leur dialectique. Pour se définir soi-même, pour être libre dans un univers tolérant et propice à l’épanouissement de chacun, les personnages doivent voir au-delà des apparences et découvrir une part de vérité sous-jacente d’eux mêmes: c’est pour cela qu’il faut sortir de la matrice. Ça sera d’ailleurs le même dispositif dans Sense8 : Nomi, Wolfgang et les autres vont devoir aller au-delà de leur croyance pour s’aventurer dans un univers protéiforme et se déconnecter de ce qu’ils prenaient pour acquis. Cet acquis, c’est la société, binaire, industrielle et froide qui pousse à l’uniformisation, à la déshumanisation et qui devient le contexte politique de Matrix des Wachowski comme pouvait l’être celui de Fight Club de David Fincher. Un décorum grisâtre qui automatise et mécanise la plupart des personnages, à l’image de Thomas Anderson, simple salarié d’entreprise qui deviendra par la suite Néo. Une nouvelle identité, une renaissance humaine qui s’est faite par le biais du choix : le choix de sortir de la voiture où Trinity l’accompagnait pour retrouver sa vie d’avant ou de la suivre jusqu’à Morpheus. Le choix de prendre la pilule rouge ou bleue que lui offrait Morpheus afin de quitter la matrice et les illusions dans lesquelles il baignait depuis des années. De ce fait, les sœurs Wachowski continuent et accentuent cette obsession pour l’identité face à la mutation du monde et l’altérité des sentiments humains : redevenir humain et se réapproprier sa propre personnalité. 

Dans cette optique, pour agencer cette quête existentielle, presque biblique et ses distorsions philosophiques auprès de l’Oracle, les Wachowski vont créer le film SF d’une génération: un film choc, aux multiples références (allant de John Woo, Bruce Lee, à Alice au pays des merveilles…), à l’esthétique faite de cuir autant gothique que cyberpunk, un film à l’action pharaonique où les mouvements de caméra et les combats seront sacralisés par leur aspect iconique et ce fameux « bullet time » que tout le monde connaît. De cette trilogie, les sœurs Wachowski ont assis leur amour pour un cinéma riche, visuel, varié, ludique, multi-culturel et qui fait une part belle au cinéma de genre avec l’objectif de développer une perpétuelle quête de la vibration humaine. Et comme l’avait démontré Bound auparavant, les sœurs Wachowski écartent avec fermeté cette carte narrative traditionnelle de la femme éplorée qui n’attend qu’une seule chose, l’arrivée de son prince charmant. Non, ici, que ce soit Trinity, le capitaine Niobé ou même Perséphone, les femmes sont maîtresses de leur vie, parfois vicieuses ou manipulatrices et sont les seules décisionnaires de leur parcours, quitte à s’abandonner pour des causes qui les dépassent. C’est alors que les liens qui unissent les personnages est la matrice même des Wachowski. Cette liberté que Néo va découvrir, cet amour qu’il va ressentir pour Trinity, cette puissance prophétique qui va s’amorcer en lui-même ne sont pas des choses qui tomberont du ciel. Comme dans Sense8, Cloud Atlas et même Speed Racer, les sœurs Wachowski vont construire des arcs narratifs pour que leurs personnages puissent s’ancrer dans leur vision du réel, apprendre des autres et se connecter à une certaine forme de nature, comme le prouve cette grandiloquente et folle scène de transe collective dans les terres de Zion dans Matrix 2. La liberté individuelle chez les Wachowski ne se transmet que par son rapprochement à l’autre. Le collectif n’est pas là pour faire décroître le libre arbitre et mettre en place des compromis mais est au contraire la possibilité de voir la naissance d’une confiance en soi libératrice : le couple Néo/Trinity de Matrix ou le couple Nomi/Amanita  de Sense8 en sont les parfaits exemples : l’amour de soi et de l’autre vont de pair. Néo, le héros de la trilogie ne serait rien sans Trinity, sans son amour, sa croyance en lui,  sa détermination et sa force. 

Mais les Wachowski ne s’arrêtent pas là: exceptée cette liberté qu’elles immiscent dans le parcours de leurs personnages, elles continuent à mettre cette dite liberté au diapason de leur propre liberté artistique. La trilogie Matrix, notamment au travers de ses deux derniers films, ne fera pas l’unanimité : là où Reloaded complexifiera la quête philosophique de son fils prodigue, Néo, et s’accomplira par le biais de scènes de combats de plus en plus épiques, cultes et gargantuesques, le dernier, Matrix Révolutions quittera petit à petit l’univers très esthétique et baroque de la matrice pour se concentrer sur la Terre humaine de Zion et le rôle sacrificiel de Néo. Alors au sommet d’Hollywood, surtout grâce au succès mondial du premier et du deuxième volets, les sœurs Wachowski auraient pu se servir de leur visibilité et de leur notoriété pour asseoir leur légitimité avec des films de plus grande ampleur : elles feront l’inverse et leur créativité rimera avec expérimentation abstraite. 

Speed Racer, Cloud Atlas, Jupiter Ascending : l’ode à l’expérimentation et la transcendance 

C’est là qu’intervient leur fameux échec au box office (et ce n’est pas le dernier) : Speed Racer, qui est un film Wachowski pur jus avec tout ce que cela contient en terme de thématique (capitalisme, liberté, définition d’un soi, autoritarisme des règles, amour) et de visuel exacerbé (manga, montage épileptique, surimpression, couleur criarde et fluorescente, cadrage magistral). Sauf que d’un coup, on quitte un monde baroque, cyberpunk et adulte pour une épopée dite familiale, amusée, singeant le monde du jeu vidéo (Wipeout Fusion) et  jusqu’au-boutiste dans sa manière de rendre immersive et lisible des scènes de courses endiablées et virevoltantes. Malgré le fiasco du film, tant au niveau du public que de la critique qui fut assassine, la marque des réalisatrices est présente : cette idée de rassemblement un peu naïve dans la genèse d’une création, cette détermination à enfreindre les règles pour s’accomplir, cette connexion entre les êtres et les arts pour faire surgir leurs identités disparates et faire face à une société américaine délavée, grisâtre, consumériste et individualiste. Cependant, Speed Racer, avec le temps commence heureusement à voir s’écrire ses lettres de noblesse et à être défini comme un film culte, et démontre qu’à l’époque les sœurs Wachowski avaient mis en place un véritable tour de force : un film hollywoodien dégénératif, un Blockbuster américain au budget conséquent (plus de 100M) et qui ne mise que sur sa puissance évocatrice de l’expérimentation. Il est rare de voir de nos jours des films avec ce même extrémisme identitaire dans les joutes des grandes productions : à l’exception peut-être de Mad Max Fury Road de George Miller, Gravity d’Alfonso Cuaron ou même Dunkerque de Christopher Nolan. Mais Speed Racer n’était pas qu’un simple coup d’essai isolé et regretté. 

Au contraire, les sœurs Wachowski ne vont pas s’arrêter là et continuer à creuser le sillon de leur identité artistique : celle, qui à l’image de leur personnage, de ne pas se cloisonner dans une zone de confort mais d’additionner les expériences pour enfin atteindre une liberté totale. Cloud Atlas est sans doute l’accomplissement artistique d’une carrière, l’apogée d’une idée créatrice malgré un financement difficile et des recettes maigrelettes : un film monde, « transgenre » d’un point de vue cinématographique, aux multiples univers, qui se voit nourri par toute la filmographie des deux réalisatrices. Aussi ludique par l’universalité de ses thèmes que complexe par sa structure narrative qui demande une certaine gymnastique pour relier de manière constructive les différentes histoires, Cloud Atlas est un bijou de cinéma qui radicalise mais définit de la meilleure des façons l’univers des deux cinéastes. Mais si l’on fait abstraction de le beauté de sa mise en scène, de ce périple iconoclaste à travers les époques et les lieux où l’on saute d’un décor à la Blade Runner à celui de Zodiac, derrière ce sens merveilleux de la tension et du montage, ses indices et l’intelligence de son intrigue, Cloud Atlas est un film qui va plus loin dans leur habituelle logorrhée en amplifiant ce sentiment de déterminisme. 

Un déterminisme qui fait du corps un simple réceptacle, un vaisseau où l’âme erre dans l’espace temps pour apprendre elle même de ses erreurs. En faisant jouer les mêmes acteurs lors des différentes époques, pour que les actes de chacun puissent faire écho et avoir des répercussions sur l’espace temps, les sœurs Wachowski se questionnent une nouvelle fois sur l’identité et le déterminisme de chacun. C’est un film qui voit le passé avoir une incidence particulière sur le futur, et démontre que chacun d’entre nous, par des petits gestes et des actions, peut changer l’Histoire de manière significative. C’est sans doute la première fois que les sœurs Wachowski imbriquaient autant l’infiniment petit à l’infiniment grand, où leur thème de la liberté n’avait jamais pris une puissance aussi vaste. A l’instar de ce moment où Néo voit enfin le réel visage de la matrice, Cloud Atlas amène leur cinéma vers la transcendance. Et cette dernière sera l’épicentre de la dernière œuvre à ce jour des cinéastes : Sense8. On pourrait disserter sur leur dernier film en date, Jupiter Ascending, mais ce space opéra aux scènes d’actions foisonnantes et à la narration un peu bancale regroupe déjà tout l’univers des cinéastes mais accompagne Cloud Atlas dans son envie de recaractériser leur propre définition de l’identité : celle-ci n’est jamais arrêtée, elle est libre et mouvante. Ce qui donne naissance à leur œuvre la plus ancrée dans le réel de notre quotidien : Sense8. 

Sense8 : de la transcendance à la transidentité. 

Dans un monde qui est le nôtre, des individus qui habitent dans des pays et continents différents, de Séoul à Mexico, se voient connectés par leurs pensées, leurs émotions, leurs sens et leurs corps. Chacun peut, de ce fait, intervenir et interagir dans l’univers de chacun à travers le corps de l’autre. Si Sense8 démontre une mise en scène sophistiquée, notamment durant sa saison 2 puis dans l’épisode final, avec une volonté de faire cohabiter les genres (drame, action, humour, film choral), la série est avant pour les Wachowski un moyen de continuer leur étude de caractère de l’identité humaine tout en y insérant un discours plus militant et revendicatif. Sans revenir sur la transidentité des deux cinéastes, chose qui ne nous regarde pas et qui ne concerne qu’elles seules, on ressent toute l’empathie et l’amour des sœurs Wachowski pour leurs personnages. Sense8 est une possibilité pour elles d’ouvrir le médium de la série à des images jamais vues auparavant, à créer des personnages qui sont parfois mis de côté, à travailler avec des acteurs et actrices inconnus, à des mondes dont les différences deviennent une force. Avec un discours qui vise à combattre le racisme et toute forme de discrimination concernant les conditions sociales, les genres ou les orientations sexuelles, les sœurs Wachowski arrivent à créer une œuvre dont beaucoup devraient s’inspirer. Une œuvre, certes un peu naïve et d’une bienveillance contagieuse, mais qui n’a jamais froid aux yeux pour dévoiler des scènes d’orgie, qui donne une réelle visibilité aux minorités (qui n’en sont plus dans cette œuvre) et combat des idéaux par le prisme du cinéma ou de la série. Avec Sense8, on retrouve chez les Wachowski l’habituelle lutte des oppressés, cette ambition de toujours s’absoudre des règles, et magnifier la liberté et les conséquences des choix qui font ce que nous sommes. Mais surtout: il est très rare de voir une série où l’amour entre personnages et entre acteurs/actrices est si forte et visible au premier coup d’œil. Et ça fait du bien, de voir une telle union, une osmose qui n’est pas orchestrée par l’aspect marketing.  Un projet qui unifie autant l’humain que la création. C’était le but ultime des sœurs Wachowski.